30 octobre 2021 par Jean Mermoz
La vérité ultime du monde, que Dante incarne dans la quête de la femme aimée à travers le royaume des morts, le cycle arthurien dans une épopée chevaleresque, et John Milton dans le duel de Satan et de l’archange Gabriel, s’énonce chez Rabelais dans un rire bachique, un tintement joyeux et bouffon.
Issus de la scène primitive de l’orgie dionysiaque, ces mythèmes offrent, eux aussi, une porte ouverte sur le temps mythique et les grandes lignes de force de la condition humaine.
Là où l’enfer de Virgile et de Dante est un lieu de souffrance et d’expiation du péché, l’enfer rabelaisien, véritable monde à l’envers, est un vaste carnaval, marqué par la dérision, la parodie et l’abolition de toute grandiloquence : le fou devient roi, le peuple devient puissant, les grands personnages des gens ordinaires.
Dans une phase de Renaissance, qui met aux prises avec une angoisse du gouffre et de nouveaux horizons vertigineux, Rabelais aura réussi, au travers d’une vision méridionale, donjuanesque et protéenne de l’homme, à transcender cette angoisse par le rire et la joie d’exister : le sujet rabelaisien, qui flotte sur l’océan du monde, se fait, se défait et se refait constamment au gré des circonstances, et s’amuse de cette situation fluctuante.
Dans le même contexte, là où, par exemple, Hobbes, par le Léviathan, voit le Nouveau Monde sous le signe de la Bête de l’apocalypse, Rabelais, par la figure parodique de Gargantua, l’ogre jovial et bienveillant, présente au contraire le surgissement de l’inconscient collectif comme un motif de réjouissances.
Pour reprendre les catégories de Gilbert Durand, face à l’imaginaire antithétique, diurne schizomorphe, de Hobbes, marqué par l’opposition radicale et violente entre les éléments, la philosophie de Rabelais, par son imaginaire nocturne synthétique, déploie, elle, une logique d’euphémisation, de fluidification et de réconciliation des opposés.
D’un régime de l’imaginaire à l’autre, l’on passe ainsi d’une opposition stricte à une opposition douce et conciliante entre vieux monde et nouveau monde, d’un esprit révolutionnaire et angoissé de rupture radicale à un esprit serein de continuité, de transition et de perpétuation de soi dans le changement.
Avec Rabelais, le Nouveau monde, de lieu infernal et redouté pour l’homme devient un espace ludique et habitable : en termes de rhétorique transcendantale, la crise, c’est-à-dire la rencontre entre l’ancien monde et le monde à venir se conçoit sur le mode non pas de l’antithèse mais de l’euphémisme.
C’est tout l’objet du rire sapientiel et de la parodie que d’adoucir les contrastes par le recours à la litote, à l’ironie et aux divers procédés d’inversion.
Pour Victor Hugo, Rabelais est ainsi une sorte d’Homère bouffon qui sera parvenu à mettre en œuvre et à systématiser la sagesse immémoriale contenue dans le rire, la fête et le jeu : plutôt que l’esprit de pesanteur, l’esprit de légèreté peut être une façon de faire face au tragique et de cicatriser la plaie de la Chute originelle.
C’est un point sur lequel Rabelais se rattache à la figure maffesolienne de Dionysos qui, pour accomplir la mutation ontologique d’un monde, recourt certes à la violence, à la souffrance et au sang, mais réhabilite toujours en parallèle des structures anthropologiques comme le ludique, l’onirique et le festif.
Ambroise Marcilhacy