12 octobre 2022 par Jean Mermoz
Loin de constituer un bouleversement sans précédent, l’entrée de la Chine parmi les grandes puissances de notre temps n’est rien moins qu’un retour à la place qu’elle occupait avant l’ère industrielle. Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle en effet, l’Asie gravitait autour de l’Empire du Milieu. Ce n’est que grâce à l’industrialisation de l’Occident et à son avance technologique que l’Asie, Chine en tête, fut assujettie par les puissances européennes, américaine et japonaise[1] aux XIXème et XXème siècles. Le retour de l’Asie sur le devant de la scène n’est que le fruit de son industrialisation récente, et de son rattrapage technologique sur l’Occident.
Tout développement industriel s’opère en deux temps[2] : d’abord, par le développement d’une agriculture solide et modernisée, capable de nourrir la population ; ensuite, par la constitution d’une industrie, animée sous l’impulsion et la protection cruciales de l’Etat.
Tout comme la Chine, la Corée, Taiwan, la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie, et même Singapour ou Hong Kong sont des pays de vieille tradition agricole et paysanne, disposant d’un haut niveau de cohésion sociale[3]. Cette structuration a permis le développement d’une agriculture moderne, qui a rendu possible, dans un second temps, la diversification des activités économiques dans le domaine de l’artisanat et les petites industries rurales. Sous l’impulsion et le volontarisme de l’Etat[4], une base industrielle, un système éducatif et une formation solides des cadres et des travailleurs ont ainsi pu se constituer dans ces pays. L’ouverture très progressive de l’Asie aux capitaux étrangers, à partir des années 1970-1980, a sécrété une dynamique d’urbanisation et d’industrialisation extrêmement rapide, qui est entrée en résonance avec la forte croissance démographique de l’Extrême-Orient.
Parallèlement à ces phénomènes, la délocalisation des activités de production, mue par la cupidité des compagnies étrangères, a eu au moins deux effets sur l’accélération du développement asiatique. Tout d’abord, cette tendance a accentué l’enrichissement de ces pays, « grâce à des marges confortables jusqu’alors préemptées par les pays développés »[5]. Ensuite, elle a largement contribué au développement technologique de pays comme la Chine, marquée par ce pragmatisme qui caractérise l’Extrême-Orient et par cette grande tradition confucéenne, soucieuse de reproduire (et donc copier) ce qui fonctionne. Comme l’indique Peer de Jong, « l’entrée des pays émergents dans notre système économique a instantanément surexposé nos entreprises, et de ce fait leurs savoir-faire, leurs compétences et leurs brevets ». « La grande époque du partenariat obligatoire ou « joint-venture », que nos exportateurs ont contracté dans les années 1990/2000 » s’est manifestée par des « transferts de technologies et de compétences, [qui] riment souvent avec contrefaçon, piratage, voire même spoliation. Les exemples pullulent à l’image de Schneider Electric et Danone en Chine dans les années 2000 »[6]. Il faut également souligner le fait que bon nombre d’élites asiatiques se sont formées dans des universités occidentales, ce qui leur a permis d’accélérer leur développement par la montée en compétence.
Mais, quoi qu’on en dise, le développement asiatique découle en large partie de l’intelligence et du pragmatisme dont ont su faire preuve les élites chinoises, sud-coréennes ou singapouriennes, au cours des quarante dernières années[7].
L’ouverture progressive de ces pays aux capitaux occidentaux, leur culture de la copie, et leur capacité à exploiter à bon escient les ressources en leur possession dans un contexte de guerre froide (la Corée du Sud est à cet égard l’exemple le plus caractéristique), témoignent d’une grande habileté politique et stratégique, que nous ne pouvons qu’admirer.
Cette industrialisation extrêmement rapide de l’Asie du Sud et de l’Est n’est pas sans conséquence dans l’ordre économique mondial. Au contraire, elle induit un ensemble de bouleversements qu’il ne faut assurément pas prendre à la légère, en particulier pour les pays européens et leurs industries.
Premièrement, il est aujourd’hui manifeste que les perspectives de croissance, garantes de bons retours sur investissements, se dessinent dans l’Axe Pacifique, et non plus Atlantique.
« La question pour une entreprise exportatrice n’est pas de savoir s’il faut aller travailler et investir en Asie ou en Amérique du Sud par exemple, mais bien de savoir quand et comment y aller. Ne pas avoir de parts de marché dans ces pays nouvellement capitalistes, c’est prendre le risque de s’affaiblir sur le moyen terme et de disparaître sur le long terme »[8].
Le continent européen tend ainsi de plus en plus à se retrouver en marge du cœur économique du monde, et à perdre en dynamisme. Ce changement induit une rupture historique majeure : la remise en question de plusieurs siècles de domination commerciale de l’Occident sur le monde. Les dirigeants européens n’ont pas pris la mesure de cette révolution historique. Comment le pourraient-ils d’ailleurs, puisque pour eux l’Histoire s’est achevée en 1991, avec l’avènement de l’hyperpuissance américaine, devant laquelle ils sont encore en parfaite subjugation ?
Par ailleurs, le développement économique et technologique des pays émergents, et notamment de la Chine et de l’Inde, leur ont permis de constituer leurs propres fleurons nationaux. Si bien que les marchés extrêmement profitables de l’Asie, de plus en plus fermés aux entreprises non-asiatiques, sont désormais l’objet d’une concurrence exacerbée, opposant le concurrent « chinois mais aussi américain et européen »[9]. Ainsi, s’il est vital pour toute entreprise de s’axer sur l’Asie ou l’Amérique, la concurrence y est de plus en plus rude, et les verrous de plus en plus nombreux. Le temps de la Triade comme phare du commerce mondialisé est désormais loin derrière nous…
Cette concurrence est d’autant plus rude qu’elle ne se cantonne plus aux seuls continents asiatique ou sud-américain, mais s’étend désormais au monde entier, « aussi bien dans les pays en voie de développement que sur les marchés matures » [10]. La menace ne concerne donc pas seulement nos entreprises exportatrices, mais également nos entreprises nationales ; car « l’époque est aux achats massifs de pans entiers de l’industrie européenne. L’indien Mittal rachète le géant européen Arcelor en 2006 pour 27 milliards de dollars alors que Tata Steel s’offre Corus en 2007 pour 12 milliards ». Les exemples sont nombreux…
L’entrée fracassante des nouveaux pays capitalistes dans l’ordre international tend à bouleverser les équilibres confortables de la prétendue Pax Americana. Autrefois fondé sur des économies libéralisées, des marchés ouverts et des organisations supranationales, le commerce mondial voit désormais s’affirmer de vieilles et grandes nations étatistes, fières d’elles-mêmes et animées par la ferme volonté d’être souveraines, maîtresses de leur destin, et de le rester. Fondés sur la planification, le volontarisme et le nationalisme économiques, ces pays ont appliqué l’exact contraire des politiques promues par l’Occident pour s’industrialiser.
En effet, l’ouverture du marché chinois entamée par Deng Xiaoping dans les années 1980 ne doit pas être vue comme une grande réalisation libérale, mais bien comme une ouverture largement tenue et retenue par l’Etat chinois. Si ce processus est très progressif, et tend aujourd’hui vers toujours plus d’ouverture aux capitaux étrangers ; celle-ci reste largement sous contrôle étatique, avec la fréquente obligation de constituer des coentreprises avec des sociétés chinoises. Ainsi, dans les années 2010, le Gouvernement chinois présentait le Catalogue for the Guidance of Foreign Investment Industries[11], lequel est régulièrement amendé pour être actualisé. Le principe de cette réglementation consiste à préciser le type d’investissements et d’activités que le Gouvernement veut encourager, restreindre à autorisation, ou interdite aux capitaux étrangers sur son territoire.
Une brève analyse de la liste de 2011 permet d’entrevoir une stratégie commerciale chinoise tout à fait pertinente :
Dans l’esprit de ces restrictions, la Negative List a été créée en 2016 pour enregistrer les industries dans lesquelles les investissements non-chinois sont interdits (48 en 2018, 33 en 2020). Pour toutes les autres industries, le droit chinois prévoit, du moins en principe, un égal traitement entre tous les investisseurs[15]. Déjà, les Etats-Unis ont adapté leur propre stratégie pour soutenir cette politique, en développant le CFIUS (Commitee on Foreign Investment in the United States), qui donne au Président américain la prérogative d’empêcher tout investissement étranger susceptible de remettre en cause la sécurité nationale.
Dans cette nouvelle ère comme dans la précédente, la R&D reste un enjeu fondamental, dans lequel chaque pays investit massivement. Là encore, les pays asiatiques ont su investir suffisamment, non seulement pour rattraper leur retard technologique, mais aussi pour dépasser certains pays européens. La Chine, mais surtout la Corée du Sud, sont deux exemples caractéristiques, la Corée pouvant consacrer plus de 4,5% de son PIB dans la R&D[16].
A ce titre, subventions et crédits d’impôts constituent des outils de développement massivement utilisés par les Etats pour soutenir la recherche privée[17].
Enfin, bien qu’il existe formellement des textes antitrust en Chine, il est très courant que de grandes entreprises fusionnent, appuyées par l’Etat, pour devenir des leaders mondiaux. Dans les télécoms (Huawei) et le ferroviaire (China Railway Rolling Stock Corporation, CRRC), la Chine est désormais numéro 1 mondial et constitue une menace réelle pour les entreprises françaises, soumises à des réglementations supranationales incapables de les protéger, de l’aveu même des grands industriels français[18].
La souveraineté fut ainsi la clef du développement asiatique, aussi bien comme moyen que comme finalité.
L’ouverture souverainement contrôlée par les Etats asiatiques contraste largement avec la pratique de dérégulation généralisée jusque-là promue par l’Union européenne, le FMI, l’OMC ou la Banque mondiale sous l’influence des Etats-Unis. Or, les applications chinoise et coréenne du commerce ont fait leurs preuves. Elles sont devenues des pratiques concevables et fonctionnelles au XXIème siècle, qui tendent à redéfinir la nature du commerce mondialisé. Les Etats-Unis d’Amérique, comme d’autres pays, l’ont bien compris, et adaptent leurs dispositifs d’intelligence économique sur le plan offensif comme défensif.
Mais les économies européennes, restées captives de vieux schémas chaque jour plus inadaptés, refusent de voir la logique de ce nouvel ordre qui s’impose et qui s’oppose à elles, accumulant les retards face à des économies plus puissantes, tout aussi prédatrices et qui n’ont pas oublié les humiliations des deux derniers siècles… A l’ouverture tous azimuts, qui était peut-être une bonne chose dans les années 1970 à 2000, s’est substituée une nouvelle façon de commercer, à laquelle la France doit s’adapter au plus vite : la préférence nationale, l’indépendance de sa politique monétaire, douanière, économique, financière et commerciale, la maîtrise des technologies et des savoir-faire sur les activités névralgiques, le soutien massif aux actions de Recherche et développement des entreprises, la protection des industries stratégiques face à la concurrence étrangère, et donc la capacité de l’Etat à protéger ses entreprises par les moyens de la souveraineté.
Ainsi, si la France persiste dans le renoncement à sa souveraineté, si elle se refuse à reprendre en main sa destinée, si elle reste actée et non active face aux événements, alors rien ni personne ne pourra endiguer son déclassement, son déclin et son effacement du monde…
Guillaume de Murcie
Sources :
Erik S. REINERT, How Rich Countries Got Rich… and Why Poor Countries Stay Poor, Constable & Robinson, 2007, 400 pages.
Jean-Luc MAURER et Philippe REGNIER, « Conclusion », La Nouvelle Asie industrielle : Enjeux, stratégies et perspectives, Coédition Graduate Institute Geneva, 1989, pp. 187-191 : https://books.openedition.org/iheid/4093#text
Peer de JONG, « 1. L’approche des nouveaux pays capitalistes », in HARBULOT Christian (dir.) Manuel d’intelligence économique, Presses Universitaires de France, 2012, p.105.
Ministry of Commerce People’s Republic of China. Catalogue for the Guidance of Foreign Investment Industries (Amended in 2011). 2012 :http://english.mofcom.gov.cn/article/policyrelease/aaa/201203/20120308027837.shtml
Jianwen HUANG. “The Foreign Investment Regulation Review – China”, The Law Reviews, October 2020 : https://thelawreviews.co.uk/edition/the-foreign-investment-regulation-review-edition-8/1232892/china
Données OCDE. Dépenses intérieures brutes de R&D, 2020: https://data.oecd.org/fr/rd/depenses-interieures-brutes-de-r-d.htm.
L’Usine nouvelle. « La Russie championne des subventions à la R&D », juin 2019: https://www.usinenouvelle.com/article/la-russie-championne-des-subventions-a-la-r-d.N816415.
HARBULOT Christian, Sabordage : Comment la France détruit sa puissance. Editions François Bourin, 2014, 139 pages.
Audition de Martin BOUYGUES, « Commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé », Compte rendu n°32, Paris : Assemblée nationale, 14 mars 2018 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cepolind/l15cepolind1718032_compte-rendu
[1] Rappelons que le Japon de l’ère Meiji, contrairement à la Chine d’alors, a su développer sa propre voie vers la modernité industrielle et le commerce mondial, sans nier son identité ni ses traditions ancestrales. Ce pragmatisme lui conféra une puissance réelle en Asie tout au long du XXème siècle (dès 1905), encore observable aujourd’hui, et qui connut son apogée dans les années 1980-1990.
[2] Erik S. REINERT, How Rich Countries Got Rich… and Why Poor Countries Stay Poor, Constable & Robinson, 2007, 400 pages.
[3] Jean-Luc MAURER et Philippe REGNIER, « Conclusion », La Nouvelle Asie industrielle : Enjeux, stratégies et perspectives, Coédition Graduate Institute Geneva, 1989, pp. 187-191
[4] A cet égard, le dirigisme étatique et la relative fermeture des pays communistes aux investissements capitalistes ont parfois permis le développement de bases agricole et industrielle solides, tout à fait en cohérence avec le niveau de développement des pays d’Asie à l’époque.
[5] Peer de JONG, « 1. L’approche des nouveaux pays capitalistes », in HARBULOT Christian (dir.) Manuel d’intelligence économique, Presses Universitaires de France, 2012, p.105.
[6] Ibid., p.105.
[7] Christian HARBULOT, 2014 Sabordage : Comment la France détruit sa puissance. Editions François Bourin, 2014, pp.26-28
[8] Peer de JONG, op. cit.., p.105.
[9] Ibid., p.105.
[10] Ibid., p.106.
[11] Ministry of Commerce People’s Republic of China. Catalogue for the Guidance of Foreign Investment Industries (Amended in 2011). 2012
[12] Exemples : technologies et équipement d’extraction et d’exploitation de ressources fossiles ; industries textiles, tabac, bois, papier, matières premières chimiques, fibres synthétiques ; machines diverses (industrie du bâtiment, robotique, appareils de précision, etc.) ; centrales électriques (nucléaires avec partenariat majoritaire obligatoire, ENR) ; applications pour satellites, centres de recherche et développement…
[13] Exemples : vaccins, médicaments, construction et management des raffineries de pétrole, raffinement des métaux non-ferreux, maintenance et réparation navales, production de TV satellites, production de PVC, secteur bancaire et assurantiel, services commerciaux, services de photographie et de cartographie, cinémas, lycées…
[14] Exemples : traitement des espèces animales rares et des semences génétiquement modifiées ; exploration et exploitation des terres rares et des métaux radioactifs ; alimentation et boissons, médicaments, industrie sidérurgique, armement et munitions ; certains types de piles ; industries manufacturières chinoises (papier Xuan, sculpture sur ivoire) ; construction et gestion de centrales à charbon d’un certain type ; les services de Communications et de transports aériens et postaux ; une partie de la recherche scientifique (notamment géologique) ; les services d’irrigation, d’environnement et d’utilité publique ; l’éducation ; les industries de divertissement (films, TV, stations radio) ; les industries en lien avec les installations militaires, ou autres industries réglementées.
[15] Jianwen HUANG. “The Foreign Investment Regulation Review – China”, The Law Reviews, October 2020 : https://thelawreviews.co.uk/edition/the-foreign-investment-regulation-review-edition-8/1232892/china
[16] Données OCDE. Dépenses intérieures brutes de R&D, 2020 : https://data.oecd.org/fr/rd/depenses-interieures-brutes-de-r-d.htm.
[17] L’Usine nouvelle. « La Russie championne des subventions à la R&D », juin 2019 : https://www.usinenouvelle.com/article/la-russie-championne-des-subventions-a-la-r-d.N816415.
[18] Audition de Martin BOUYGUES, « Commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle […] », Compte rendu n°32, Paris : Assemblée nationale, 14 mars 2018, p.11