24 mars 2024 par Jean Mermoz
Merci infiniment à Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon et professeur associé à l’Institut catholique de Vendée, d’avoir accepté de nous accorder cet entretien.
Thierry Lentz compte parmi les spécialistes les plus réputés de l’épopée napoléonienne. Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages dédiés à l’Empereur, cet historien s’est dernièrement consacré à dénoncer les faux procès faits à l’encontre de Napoléon Ier, mais également à repenser la figure de Napoléon III.
Dans cet entretien, nous avons donc proposé à Thierry Lentz de revenir sur le Premier et le Second Empire, dans une perspective scrupuleusement historique.
A l’heure où l’Histoire semble en proie à toutes sortes de facéties, d’interprétations et d’anachronismes divers, qu’est-ce qu’être historien aujourd’hui, selon vous ? En quoi consiste ce travail ? Quelles sont les règles à respecter, les écueils à éviter lorsque l’on entreprend d’étudier le passé ?
Thierry Lentz
Le travail de l’historien n’a pas changé dans ses buts et ses techniques : nous devons toujours « raconter » et expliquer le passé en utilisant des sources. En revanche, deux choses ont évolué par rapport à l’époque où je commençais dans cette activité : les modes de diffusion des connaissances et l’ « ambiance » générale autour de l’histoire.
Le public va désormais moins facilement, ou en tout cas en moins grand nombre, vers les outils traditionnels, comme le livre ou les revues papiers. Nous devons donc nous adapter, connaître et utiliser les « nouveaux » supports et façons de rendre compte de notre travail, étant entendu qu’il n’est pas question d’abandonner les supports traditionnels qui gardent un lectorat tout de même suffisamment important. Mais dans ce domaine, la situation évolue vite, peut-être pas dans ce que nous pourrions considérer comme le « bon sens »… mais nous n’y pouvons rien.
Si nous voulons nous adresser à un public large -ce qui n’est pas une obligation, mais rester dans son cabinet de travail est alors choisir la tour d’ivoire-, nous n’avons pas vraiment le choix. Cela peut apparaître à certains égards comme un renoncement ou une amputation, mais c’est notre seule chance de toucher notamment le public plus jeune qui, lui, ne connaît rien d’autre que l’outil électronique, la rapidité et la brièveté. Mon choix a été de panacher les vecteurs. Je reste présent sur les supports traditionnels et essaie de l’être aussi sur le web ou les réseaux sociaux.
Quoiqu’il en soit, le vrai changement tient à la façon dont nos contemporains regardent et utilisent l’histoire. Elle n’est pas moins mal connue qu’autrefois (ne nous faisons pas d’illusions sur les décennies qui ont passé) mais elle sert aujourd’hui à des luttes politiques et sociétales que nous ne pouvons pas ignorer. Sans entrer dans tous les débats, je pense que l’historien a son mot à dire dans ces domaines, avec sérénité et, s’il le faut, fermeté. Tout ne vaut pas tout, toutes les époques ne peuvent se juger à l’aune de nos lubies et de nos préoccupations contemporaines.
L’historiographie récente a souvent jugé sévèrement le Premier comme le Second Empire.
Des reductio ad hitlerum de Napoléon Ier à la damnatio memoriae de Napoléon III, comment expliquer le développement et la persistance des légendes noires dans l’héritage mémoriel napoléonien ?
Thierry Lentz
Cette tendance existe dans de nombreux domaines historiques et résulte des visions anachroniques de l’histoire. On regarde le passé uniquement avec les yeux et les préoccupations d’aujourd’hui.
C’est le contraire de faire de l’histoire, c’est même un danger culturel majeur. Nier l’épaisseur des temps, les évolutions lentes, et pour dire simplement, que nos devanciers ne pensaient pas, ne vivaient pas et n’agissaient pas comme nous ramène tout à des pulsions quotidiennes et à des instrumentalisations qui ne sont pas innocentes. C’est la culture de l’effacement en action.
En réaction à ces dénigrements, certains historiens n’ont-ils pas eu tendance, au contraire, à idéaliser Napoléon Ier plus qu’à s’attacher à la réalité du personnage ?
Thierry Lentz
Cette époque est révolue chez les historiens spécialisés, et depuis longtemps. Toutes les questions qui fâchent, tous les points noirs, toutes les erreurs du règne sont étudiés. Depuis le début des années 1970, l’historiographie napoléonienne s’est renouvelée, avec les disciples de Jean Tulard et leurs élèves. Aujourd’hui, la production est variée et ouverte à toutes les questions.
Napoléon garde bien sûr ses inconditionnels, mais même ces derniers ont mis de l’eau dans leur vin. Ce patient travail a fait des petits en histoire de l’art, des lettres, des sciences ou du droit : dans toutes ces matières, les mémoires, les thèses et les publications scientifiques se multiplient. Il a été contagieux dans les milieux non-universitaires où l’on pourrait presque dire, par exemple, que les musées ont redécouvert Napoléon et le style Empire depuis une trentaine d’années ou que les associations de passionnés se sont mises au diapason de la qualité.
Tous ces efforts, du réexamen des sources à la découverte de nouveaux documents, montrent que, contrairement à ce que l’on croit et dit souvent, il y a encore beaucoup à dire et que nous n’en avons pas fini avec l’histoire napoléonienne. Elle reste un secteur dynamique et polyphonique. Sur le terrain académique au moins, le temps où Napoléon et son régime suscitaient une lutte féroce entre les « antis » et les « pros » est révolu.
La figure complexe de Napoléon Ier est particulièrement clivante. Elle semble ne laisser personne indifférent. Certes, libéraux et socialistes ont toujours critiqué le Premier empire pour ses entreprises autoritaires et dominatrices. Mais le camp patriotique lui-même n’a pas toujours épargné la figure de l’Empereur.
Le Général De Gaulle n’écrivait-il pas dans les années 1920 au sujet de Napoléon Ier que « sa chute fut gigantesque, en proportion de sa gloire. […] Napoléon a laissé la France écrasée, envahie, vidée de sang et de courage, plus petite qu’il ne l’avait prise, condamnée à de mauvaises frontières, dont le vice n’est point redressé, exposée à la méfiance de l’Europe dont, après plus d’un siècle, elle porte encore le poids. » ?
De fait, la vraie question semble être la suivante : comment penser « objectivement » une figure aussi clivante que Napoléon Bonaparte ?
Thierry Lentz
Pourquoi estimer que la personnalité et l’œuvre de Napoléon sont « clivantes ». L’histoire n’est pas à proprement parler « regrettable » ou destinée de diviser : elle est. Le rôle de l’historien, lorsqu’il reste dans son champ d’activité, n’est pas de la juger mais de la comprendre et d’expliquer ce qu’il a compris. Partant, on peut fort bien étudier Napoléon sans être ni bonapartiste ni enthousiaste. D’autant que, faut-il le rappeler, c’est une histoire qui a aujourd’hui plus de deux cents ans. Il me paraît fort inutile dans ces conditions de redresser les torts. En revanche l’explication, lorsqu’elle est fine et informée, peut être gratifiante. L’histoire ne se répète certes jamais, contrairement à ce qu’on entend dire trop souvent, mais elle éclaire, elle donne des exemples ; elle peut même permettre d’éviter les pièges et les prises de position trop hâtives. Ajoutons, comme l’a un jour écrit François Furet, qu’elle peut aussi donner du plaisir à celui qui l’étudie. Pour être encore plus clair, et pour ce qui me concerne, je me sens autant habité par les conventionnels de 1794, qui abolissent l’esclavage, que par l’œuvre napoléonienne, quand bien même celui-ci a rétabli l’esclavage en 1802. Les uns et les autres sont dans mon passé, dans mon capital d’historien et de citoyen.
La figure de Napoléon III n’est pas moins complexe à appréhender que celle de son oncle. On a souvenir du « Napoléon le Petit » de Victor Hugo, de l’Empire corrompu dépeint par Emile Zola dans les Rougon-Macquart, de la « farce » faisant suite à la « tragédie » évoquée par Marx, du « crétin » sous-estimé par Thiers, du vaincu de Sedan, sans parler de l’effacement pur et simple du Second Empire dans les manuels scolaires… Mais il y a aussi le modernisateur, l’homme du décollage industriel et du Paris de Haussmann, l’homme des premières lois sociales et de l’enracinement du suffrage universel en France…
Là encore, la question mérite de se poser : comment penser « objectivement » un homme tel que Napoléon III ?
Thierry Lentz
En n’essayant pas d’être son juge, ce qui est à la fois épuisant et inutile.
On ne peut rien lui « reprocher » mais on peut aussi regarder son bilan avec ses ombres et ses lumières, sans pour autant endosser quoi que ce soit. On aime Zola, un peu moins les facilités que se donnent Marx ou Hugo, tout en cheminant dans l’étude du Second Empire avec son propre regard et, si j’ose dire, les yeux ouverts. Dire par exemple que la IIIe République a beaucoup bénéficié des apports inachevés de Napoléon III n’est ni la dévaloriser ni survaloriser celui dont les erreurs ont amené sa naissance. L’objectivité est impossible à atteindre, ne rendons pas la tâche plus compliquée en mêlant d’autres facteurs, le plus souvent anachroniques, lorsque nous tentons de faire métier d’historien.
Outre la perception des deux Empereurs, celle des deux Empires semble se poser également. Entre Napoléon Ier et Napoléon III, en effet, les différences ne manquent pas. Nombre d’observateurs plus ou moins bien intentionnés ont souligné, souvent pour s’en moquer, le contraste entre le génie militaire du premier et le commandement plus poussif du second ; entre le relatif cynisme politique de Napoléon Ier et la tendance plus socialisante et idéaliste de Napoléon III ; entre la diplomatie dominatrice de l’oncle et le principe des nationalités du neveu. Pourtant, le Second Empire se veut, du moins se proclame, le continuateur du Premier.
Dans quelle mesure, donc, Napoléon III se positionne-t-il à la fois dans la continuité mais aussi en rupture de Napoléon Ier ?
Thierry Lentz
Les continuités entre les deux règnes ne sont pas aussi essentielles qu’on le dit parfois. Il y a certes une continuité familiale, l’emploi des mêmes mots et des enfants des personnalités du Premier Empire, mais je suis convaincu que Napoléon III et Napoléon Ier ne sont pas du même siècle. L’un est clairement tourné vers l’avenir et, disons, le XXème siècle ; l’autre solde les comptes du XVIIIème. Leur situation politique et même personnelle n’a rien à voir parce que les temps ont beaucoup plus changé entre Waterloo et Sedan qu’entre Louis XV et Waterloo. Si l’on devait en revanche évaluer les apports respectifs dans la longue histoire française, on pourrait dire que Napoléon III est le « chaînon » intermédiaire et d’évolution entre Napoléon Ier et le général de Gaulle.
Le pouvoir personnel de Napoléon Ier comme de Napoléon III a parfois occulté d’autres personnalités de la mémoire collective ; des personnalités pourtant centrales dans le parcours des deux empereurs, et parfois dans leur chute. On peut songer par exemple aux grands généraux français du Premier Empire, auxquels Napoléon Ier dut bon nombre de ses victoires, à Talleyrand, à Joseph Bonaparte ou à Persigny…
En somme, quels personnages ont accompagné les deux Napoléon dans leur ascension ?
Quel rôle ont-ils joué dans l’édification et la destinée du Premier ou du Second Empire ?
Thierry Lentz
Les deux empereurs ont été accompagnés par des « équipes » avant, pendant et après leur avènement. Le premier s’allia avec un centre-gauche convaincu que la Révolution devait être conclue et canalisée autour d’un exécutif fort et concentré : Sieyès, Roederer et le groupe des idéologues. Il ne les déçut pas… jusqu’au moment où il les élimina de son entourage direct, à l’exception des pragmatiques Cambacérès, Maret, Gaudin (ministre des Finances pendant 15 ans et injustement oublié), des conseillers d’Etat hors du commun, et jusqu’à un certain point Talleyrand et Fouché.
Le même phénomène politique se rencontre avec Louis-Napoléon qui est porté aux affaires cette fois par une large droite, allant des républicains aux royalistes, en passant par les catholiques. Mais, malgré une démarche originale et son art d’avancer masquer, il ne pourra jamais se dépêtrer de ces alliances originelles. C’est probablement leur poids et leur mainmise sur la vie politico-économique qui empêcha Napoléon III d’aller plus loin dans son désir de modernisation de la vie sociale, constitutionnelle, législative.