24 mars 2024 par Jean Mermoz
Depuis quelques années déjà, on voit survenir aux Etats-Unis, et plus généralement dans les pays anglo-saxons, une politisation violente du monde universitaire ; allant parfois jusqu’à l’excommunication sociale et professionnelle d’enseignants-chercheurs qui ne respecteraient pas une certaine idéologie (« woke », « décolonialiste », les termes ne manquent pas…) ou même jusqu’au bannissement de certains sujets de recherche ou d’enseignement.
En tant qu’enseignant et chercheur en activité, constatez-vous le même phénomène en France ?
Thierry Lentz
Je vais être franc : dans le secteur de mes recherches et enseignements, je rencontre rarement ces phénomènes. Il est vrai que j’officie dans un établissement bien particulier, l’Institut catholique de Vendée, où les enseignants enseignent, les étudiants étudient et les administratifs administrent, le tout au profit exclusif de l’instruction, l’éducation et la préparation à la vie des seconds. Je n’en suis pas moins conscient qu’ailleurs, essentiellement dans l’enseignement public, une minorité agissante perturbe la mission et joue même contre son propre intérêt, sous le regard attendri de leurs parents et avec la complicité, parfois active, de l’encadrement. Sans doute paierons-nous un jour au prix fort ce désastre avec l’arrivée aux affaires d’une génération pleine de certitudes, encline à refuser toute réflexion -par ignorance et intolérance-, incapable de dominer les enjeux en faisant passer ce qu’elle croit être de légitimes émotions avant l’intérêt général. Il n’est qu’à regarder ce qu’est devenu SciencesPo pour nourrir de grandes inquiétudes…
Benjamin Stora, dans une conférence récente donnée à la Bibliothèque Nationale de France et intitulée « Ecrire l’histoire aujourd’hui – Quels sources et objectifs dans la reconstruction du passé ? », mettait notamment en garde contre la remise en cause de travaux d’historiens.
Il prenait en exemple ceux de Robert Paxton autour du régime de Vichy et disait qu’il était du devoir des historiens de s’impliquer et de se dresser face à ces attaques. Sans nécessairement parler de cet exemple, pensez-vous que les historiens doivent en effet s’impliquer à un tel niveau ?
Thierry Lentz
Je suis convaincu, comme je le disais tout à l’heure, que les historiens ne doivent plus refuser d’entrer dans les débats qui agitent la société, d’autant que l’utilisation et de détournement de l’histoire restent une pratique fréquente. Ceci ne veut pas dire qu’ils doivent refuser de discuter ou remettre en cause leurs conclusions. C’est dans la diversité des opinions et de leur confrontation raisonnable que naissent les meilleurs débats, à condition que tous les interlocuteurs renoncent aux arguments d’autorité.
Un de mes professeurs nous disaient autrefois que notre premier devoir était « l’irrespect » des idées et des pensées toutes faites. Il avait raison et même si c’est plus difficile dans notre monde pressé, il faut en avoir le courage et s’en donner le temps.
Vous fustigez à juste titre, dans votre livre Pour Napoléon, les personnes qui dénaturent l’Histoire, volontairement ou non, à des fins idéologiques et politiques. Mais l’Histoire n’a-t-elle pas toujours été arrangée pour servir des intérêts politiques ?
On peut songer, par exemple, à la vision biaisée qu’ont donnée du Moyen Age certains historiens de la IIIème République. On peut penser également au mythe de la construction européenne autour de Jean Monnet qu’Antonin Cohen a bien décortiqué dans son ouvrage De Vichy à la communauté européenne… Mais on pourrait trouver d’autres exemples.
Thierry Lentz
Que l’histoire soit aussi politique ne me dérange pas. Elle l’a toujours été. Qu’elle soit utilisée sans connaissances de l’émetteur comme du récepteur est un des fléaux de notre temps. C’est ce dont profitent tous ceux qui veulent la faire « parler », d’où la nécessité de l’enseigner, d’en parler, de l’expliquer et de proposer des interprétations. Voilà le rôle, exaltant, de l’historien, en aval de son travail.
En opposition aux réécritures historiques d’une certaine gauche politique, on commence à observer, dans les débats ou sur Internet, une sorte de résurgence du « roman national ». S’agit-il selon vous de deux phénomènes comparables ?
Thierry Lentz
Si l’histoire est un facteur d’élévation et de cohésion d’un groupe, il est normal qu’elle soit organisée autour d’un noyau qu’on pourrait qualifier d' »idéologique ». Mais, au nom de la liberté de penser et de débattre, ce noyau doit être l’objet des discussions dont nous n’avons cessé de parler. C’est d’un passé commun et discuté que peut venir le renforcement d’une société et, osons les gros mots, de la nation. C’est l’art et la mission difficiles des historiens que de contribuer à la formation de ce socle, sans renoncer à leur métier.
Monsieur Lentz, nous vous remercions infiniment pour le temps que vous nous avez accordé dans le cadre de cet entretien. C’est un réel plaisir de pouvoir échanger avec vous par claviers interposés.