L’esprit louis-quatorzien et la vocation de la langue et de l’esprit français, par Ambroise Marcilhacy

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21 octobre 2024 par

Littérature, Histoire, Philosophie

L’esprit louis-quatorzien, à la fois classique et baroque, et la vocation romaine, civilisatrice, centralisatrice, unificatrice et organisatrice de la langue et de l’esprit français au XXIe siècle.

L’esprit louis-quatorzien, à la fois classique et baroque, et la vocation de la langue et de l’esprit français au XXIe siècle : dire le monde et parler au monde dans une époque en quête d’un nouveau centre de gravité pour prendre forme et parachever sa mutation globale.

Doté d’une nature hybride, d’un seul tenant classique et baroque, l’esprit louis-quatorzien (appelé aussi esprit du Grand Siècle) se retrouve tout à fait dans la langue française, laquelle, tout en étant une langue foncièrement classique et académique (par nature très fixiste et très rigide)[1], dotée d’une double dimension à la fois rationaliste, discursive et cartésienne, mais aussi politique, organisatrice et monarcho-centrée, témoigne également, par son héritage littéraire, d’un très grand potentiel baroque de souplesse et d’adaptation au changement, aux contingences et à l’imprévu.

À l’image de l’esprit louis-quatorzien, esprit royal, paternaliste et régalien d’affirmation et de renforcement de la souveraineté et de l’autorité de l’État, c’est du fait de son organisation verbo-centriste très stricte et très réglée que la langue française, contrairement par exemple à une langue beaucoup plus baroque, romantique, poétique et musicale comme l’allemand, qui tend, elle au contraire, à placer le verbe à la fin, peut être considérée une langue héliocentrique et monarcho-centrée, de nature intrinsèquement hiérarchique, étatique, politique, centralisatrice et organisatrice : c’est en effet sur un mode à la fois monarchique et héliocentrique qu’en français, le verbe, qui trône au milieu de la phrase comme le soleil vis-à-vis de ses divers orbites et satellites, régit l’ordre du sens et polarise et centralise le discours et l’énoncé autour de lui[2].

Là où, dans une langue baroque, romantique, poétique et musicale comme l’allemand, le verbe est mis à la fin pour permettre à l’ordre du sens et à la pensée d’épouser le flux, les plis, le jaillissement spontané et le mouvement non-linéaire de l’âme, de la Nature, du monde sensible et de l’intériorité (de les suivre dans leurs divers sentiers, recoins, bifurcations et chemins de traverse et de se mettre à l’école de leur luxuriance et de leur foisonnement), dans une langue classique et rationaliste comme le français, où, sur un mode beaucoup plus politique, centralisateur, dirigiste et anthropocentrique, le verbe trône au milieu de la phrase, c’est au contraire la langue et à travers elle la raison humaine, la conscience claire et la volonté souveraine qui placent l’âme, la Nature et le flux vital sous leur contrôle et leur commandement et, afin de leur imposer un cadre et une direction, les font rouler sur les rails préfixés du langage conceptuel.

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À côté de cela, le potentiel baroque du français, outre dans ses grands auteurs baroques (Montaigne, Agrippa d’Aubigné), ses grands auteurs de théâtre (Racine, Molière, Corneille) ou ses auteurs de langue populaire (Rabelais, Céline), se retrouve également dans la culture française de l’art rhétorique, ce courant souterrain et ce fondement caché de notre civilisation littéraire, dont une partie de l’œuvre et un des mérites insignes de Marc Fumaroli aura été de tracer la généalogie[3].

En effet, à l’instar de l’esprit louis-quatorzien qui, par sa quête de prestige et de gloire et son idéal d’esthétisation et de théâtralisation du politique, fait du roi un Roi-Soleil, c’est-à-dire un prince baroque voué, dans l’espace public et lors des cérémonies officielles, à se glorifier, à se mettre en scène et à capter tous les regards pour les river sur le sien propre (selon le principe héliocentrique des orbites gravitant autour du soleil), il s’agit dans la rationalité orale et rhétorique non pas d’appréhender graphiquement le monde sur un mode livresque, à la fois mono-linéaire, schématique, décontextualisé et abstrait, mais au contraire et sur un mode théâtral, de proclamer et d’incarner le verbe hic et nunc dans un corps en chair et en os, au sein d’un espace mouvant et face à un auditoire réceptif et réactif : pour le prince baroque comme pour l’homo loquens, bien dire, c’est aussi bien se montrer et savoir s’adapter aux circonstances et aux imprévus[4].

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S’il est entendu qu’un monde en devenir comme le nôtre, qui, après avoir dû en grande partie se fluidifier, s’horizontaliser, s’immanentiser, se réticulariser, se décentrer et se déréguler pour accomplir sa mutation, est désormais en quête et en demande d’un centre, susceptible de lui donner l’ordre, le cadre, la structure, l’unité, les limites et les points de repère qui lui manquent encore, de l’ordre des choses à l’ordre des mots, au regard d’une langue beaucoup plus souple, fluide, orale, dynamique, métamorphique, pragmatique et adaptative comme l’anglais ou d’une langue beaucoup plus baroque, romantique, poétique et musicale comme l’allemand[5], une langue centralisatrice et centralisée (verbo-centrée), à la fois rationaliste, unificatrice et organisatrice comme le français y apparaît par définition beaucoup plus prédestinée[6].

A fortiori si la langue et l’esprit français, du fait de leur dimension louis-quatorzienne, à la fois classique et baroque, ont aussi la souplesse et la capacité d’adaptation requises pour faire place à l’imprévu, épouser le flux et la mouvance kaléidoscopique du devenir, investir les nouveaux théâtres de déploiement stratégiques (espace, cyber-espace, océan Pacifique, nouvelles échelles trans-nationales du pouvoir, ère de l’hybride et du nouveau chaos mondial post-westphalien, etc.) et relever les défis et assumer les enjeux de puissance du nouveau monde à venir.

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La mobilisation infinie (Peter Sloterdijk), impulsée et portée par la puissance thalassocratique anglo-saxonne (Modernité liquide dissolvante, illimité libéral-libertaire, nihilisme post-moderne, bougisme, universalisme et humanisme abstraits, monde de l’éphémère, de l’immédiat, de la marchandise et de la jetabilité, primat de l’économique sur le politique, etc.)[7], étant en train d’achever sa première phase d’émergence, d’œuvre-au-noir et de destruction créatrice, dans la seconde phase de cristallisation, de fixation et de stabilisation qui va suivre, une nation comme la France, du fait, elle, dans sa métaphysique inconsciente et dans son impérialisme spirituel spécifiques, d’être dépositaire du nomos de la terre[8] (ordre naturel des sociétés, empire du stable, du solide et du substantiel, sens du sacré, des traditions, des racines, des frontières, de l’intemporel, de l’immuable et de la diversité irréductible des êtres, des peuples et des cultures, primat du politique sur l’économique, multipolarité, équilibre des puissances, etc.) et de l’ordre romain[9], apparaît tout désignée pour donner à une époque en mutation le cap, la direction, l’orientation et le système immunitaire global qu’elle recherche encore.

Si, face à la Modernité liquide, phase d’émergence, de transition, de mutation globale, d’accélération de l’Histoire et de changement permanents, l’esprit français, du fait de sa fibre conservatrice, de son esprit de structure et de système, de son goût de la règle et de sa rigueur, de sa fixité et de sa rigidité classiques et académiques, est, d’un certain côté, naturellement moins à l’aise que l’esprit anglo-saxon (pragmatisme, esprit dialectique, culture du droit non-écrit, vision libérale économique et thalassocratique du monde fondée sur un idéal de maîtrise des réseaux, des échanges et des flux, etc.) pour en épouser le mouvement, en investir les théâtres d’opérations et en tirer parti, par revers de la médaille, la très grande capacité à la fois à clarifier, à organiser et à analyser le monde que lui confèrent ces mêmes traits sont par ailleurs un atout indéniable pour la réguler, pour lui donner un cadre et dissiper le vague, le flou, l’indétermination et l’absence de repères liés à son dynamisme effréné[10].

L’on touche soit dit en passant là à la capacité et à la vocation historiale et eschatologique de rassemblement et de synthèse dialectique de l’esprit français : ces dernières renvoient à son identité spirituelle et au rôle hiéro-historique précis qui lui revient dans le concert des peuples et des civilisations.

C’est enfin en vertu du même esprit louis-quatorzien, à la fois romain et capétien, de la même capacité subséquente à ordonner le chaos, à faire primer l’esprit sur la matière, à affirmer la souveraineté du politique et à imposer à toutes les échelles diverses formes de verticalité transcendante, qu’un des grands destins et une des grandes vocations de la langue et de l’esprit français au XXIe siècle seront du même coup aussi de contribuer à assimiler la post-modernité, c’est-à-dire à l’intégrer et à la surmonter dialectiquement, en lui donnant les orientations, les piliers et les fondements stables (notamment l’ontologie politique) qui lui manquent encore.

Ambroise Marcilhacy

Notes de bas de page :

[1] La rigidité de la langue française se retrouve notamment dans la nécessité de recourir à des anglicismes pour désigner certaines nouveautés : les termes « scoop », « spoiler », « best-of », « best-seller », « burn-out », « coach », « dealer », « casting », ou encore « smartphone » en sont des exemples parmi d’autres

[2] Sur le caractère héliocentrique et monarcho-centré de la langue française, consulter notamment : Frédéric Matthieu, Planète des signes. Essai sur la métaphysique des langues (2014), chap. Dimension politique de la syntaxe, disponible sur Amazon Kindle.

[3] Consulter à ce sujet : Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence : Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Librairie Droz, 1980, 2008.

[4] Fondé sur une transmission essentiellement orale, l’héritage légué par la civilisation celtique et gauloise pré-romaine et pré-chrétienne des bardes et des druides est, lui aussi, un des fondements lointains de notre culture rhétorique.

[5] Sur ce point, il faut bien voir qu’à l’image du potentiel baroque et romantique dont, tout en étant avant tout une langue classique, le français peut se réclamer, en parallèle, une langue essentiellement baroque, romantique, poétique et musicale comme l’allemand comporte, elle aussi et n’en jugerait-on qu’à ses multiples grands penseurs et grands philosophes (Kant, Hegel, etc.), un indéniable potentiel classique de rationalisation et d’organisation du réel.

[6] Ce d’autant que les divers utopies, méta-récits dogmatiques, fables rassurantes et idéologies auto-castratrices, inopérantes et dépassées du Progrès, de l’empire du moindre-mal, de la fin de l’Histoire, de l’Europe de la paix et du mythe de l’altérité inviolable, relayés notamment par l’impérialisme américain, sont aujourd’hui de plus en plus décrédibilisés par le retour en force du tragique et par la nécessité d’un retour à soi et d’une pensée de temps de guerre capable de réhabiliter le politique et les divers grands fondamentaux.

[7] Représenté dans la mythologie par des monstres aquatiques comme Typhon ou le Léviathan, le nomos de la mer perverti sur lequel vit l’époque peut se définir comme une logique mortifère de déracinement, de déterritorialisation, d’indifférenciation, d’immédiation, d’uniformisation, d’illimitation, d’hybridation (de décloisonnement), de fluidification, de dérégulation et de dépolitisation généralisées et par un principe d’inversion de la hiérarchie naturelle entre la substance et le flux, l’Être et le Néant, l’ordre et le chaos, l’Un et le multiple, le lieu et le réseau, le politique et l’économique, l’État et la société et les deux pôles supérieur et inférieur (ou positif et négatif) des divers grands couples de contraires sur lesquels repose l’Âme du monde.

Face à lui, c’est parce que le nomos de la Terre, par le tracé de frontières et la délimitation de territoires fixes, stables et identifiables, repose, lui, sur une logique exactement inverse à la fois de stabilité, de durabilité, d’immuabilité et d’enracinement, mais aussi de séparation, de distinction, de différenciation, de hiérarchisation, d’institutionnalisation, et, en dernier lieu, de transcendance, de verticalité, d’arrachement au chaos et de résistance à son attrait, qu’il est un des piliers de l’Âme du monde, ainsi qu’un gardien de plusieurs grands universaux sur lesquels repose le sacré.

[8] Consulter à ce sujet : Carl Schmitt, Terre et mer. Un point de vue sur l’histoire mondiale (1942), Paris, Krisis, préface d’Alain de Benoist, postface de Julien Freund, 2017, 2022.

[9] S’agissant de l’esprit romain contenu dans dès l’origine dans l’ADN de la langue française, c’est notamment par l’ordonnance de Villers-Cotterêts signée par François Ier le 10 août 1539, qui marque son acte de naissance comme langue administrative officielle du royaume de France, que le français, tout en remplaçant le latin dans ce rôle, se donne en plus pour vocation de lui succéder comme langue civilisatrice et unificatrice de la clarté, de l’autorité et du commandement : dans un esprit de filiation, de passage de témoin et de translatio imperii et studii avec la Rome antique, le français devient alors une espèce de latin des Temps modernes, voué à être en Europe le bras armé d’un humanisme supérieur et d’un véritable impérialisme spirituel.

Encore aujourd’hui, où, aux côtés d’autres langues, beaucoup voient en lui une arme de résistance et de souveraineté cognitive face à l’emprise du globish et de son règne de l’uniformisation et de l’universel abstrait, le français a vocation à être un porte-étendard de l’universel concret, c’est-à-dire d’une forme bien comprise d’universalité, qui, plutôt que de dissoudre les particularismes culturels, ait au contraire pour effet de les défendre, de les promouvoir et de les valoriser, tout en favorisant leur mise en dialogue et leur cohabitation.

[10] Les choses n’étant jamais aussi simples, c’est du fait aussi de son cartésianisme, c’est-à-dire de son rationalisme, de son intellectualisme, de son goût de l’abstraction et de sa tendance à l’auto-fondation et au déracinement (tendances contenues également dans son esprit révolutionnaire : 1789, Lumières, Napoléon, etc.), qu’au travers notamment du courant anti-humaniste et déconstructionniste de la French Theory (mouvement d’extrême gauche libertaire, dont Deleuze et Foucault furent deux des grands représentants) et de sa collusion d’abord implicite et inavouée puis ouvertement revendiquée avec la logique libérale (Michéa) et l’impérialisme anglo-saxon, l’esprit français porte, lui aussi, une responsabilité directe dans le nihilisme post-moderne et dans l’avènement du dernier homme.

De même, loin d’être à sens unique, si la domination thalassocratique anglo-saxonne mise en place à partir de la fin de la guerre de 7 ans et du traité diplomatique de Paris (1763), et consacrée ensuite aux XIXe et XXe siècle par les deux hégémonies britannique puis américaine, a certes pu se déployer sur un mode chaotique, unilatéral et destructeur et porte notamment une responsabilité directe dans notre état de crise civilisationnelle aggravée, elle est aussi à mieux y regarder dépositaire d’un nomos, c’est-à-dire d’un ordre et d’une authentique sagesse de la Mer, typique des peuples maritimes et insulaires (paganisme, pragmatisme, esprit dialectique, conservatisme, patriotisme insulaire, droit naturel classique, sens de l’ordre naturel des sociétés, enracinement dynamique, holisme écosophique, idéalisme, sentiment océanique, sens du rêve, du rivage, du grand large, de l’au-delà et de l’infini, âme odysséenne, sagesse jurisprudentielle du droit non-écrit, diplomatie britannique de l’équilibre continental, etc.), qui, plutôt que de mettre en péril le nomos de la terre et l’équilibre international, lui donne au contraire la vocation et le destin historiaux à elle aussi combler leurs failles et à venir les renforcer.

Pour mieux comprendre un peuple comme la Grande-Bretagne, il faut en effet bien voir que, par rapport au simple nomos de la terre, son nomos de la mer est en fait très largement un nomos de la Terre-mère archaïque, qui, lié au fait d’insularité et à la proximité subséquente avec le grand large, l’océan et les racines abyssales de la civilisation, tend à s’accompagner d’une vision païenne, écosophique et néo-ancienne, à la fois pragmatique, conservatrice et organiciste, de la société, décalquée sur les rythmes, cycles et équilibres auto-moteurs et auto-régulateurs de la Nature : de là vient notamment leur métaphysique libérale de l’auto-institution et de l’auto-organisation (du social, de l’économie, de l’individu), qui sous-tend les traditions de libre-échange, de laisser-faire, de communautarisme, de tolérance religieuse et de mise en retrait, de décentralisation et de non-interventionnisme de l’État.

Ayant en fait chacun une face ombre et une face lumière, l’esprit français et l’esprit anglo-saxon ont ainsi en quelque sorte l’un et l’autre la possibilité et la vocation à apporter des remèdes aux divers maux qu’ils ont apportés à l’humanité.