Le souci des Œuvres – Entretien avec Pierre-Yves Rougeyron

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22 novembre 2021 par

Politique

[ Peinture: Le Rat de bibliothèque – Carl Spitzweg 1850 ]

souverainete numeriquePierre-Yves Rougeyron est le président fondateur du Cercle Aristote, et de la maison d’édition Perspectives Libres. Conjointement, il est également le parrain masqué de l’impétueuse aventure du Cercle Jean Mermoz. Les Œuvres étant nos phares dans la nuit, nous l’avons donc interrogé sur sa formation littéraire et philosophique.  (Le dernier numéro de la revue Perspectives Libres ci-joint)

 

 

 

Cercle Jean Mermoz : Aujourd’hui la Vidéosphère laisse la portion congrue à la Graphosphère, pour reprendre les catégories de Régis Debray. Pourtant vous avez paradoxalement réussi à travers vos vidéos, à insuffler une certaine appétence livresque chez nombre de camarades. Vous y avez souvent confessé votre attachement sentimental et philosophique aux livres. Le fait que vous dirigiez une maison d’édition (Perspectives Libres) n’est pas innocent de ce point de vue. Notre première question (inspirée il est vrai par la célèbre apostrophe de Roland Barthes) : Quel est votre rapport aux livres ?

Pierre-Yves Rougeyron : Parfois je me dis que les livres sont mes objets transitionnels, emprunte d’une enfance tardive ou de son deuil tardif. Refuge plus qu’outil, ils me consolent des vivants par un dialogue avec des morts tellement plus vifs. La lecture, la vraie lecture, celle qui n’est ni une fuite (vers la version montaigneimprimée du divertissement type série de l’été) ni un acte de singularisation sociale (marquage de classe) mais le fait de « limer » (Montaigne) votre esprit contre un autre par les voies sacrées du mythe, de la raison et de la beauté.

Je le vis comme une variante du plaisir et de l’art de la conversation. C’est l’aspect intime de votre question. L’aspect public est qu’un bon livre est toujours une arme ou un instrument de perfectionnement. Vous êtes légèrement différents après qu’avant. C’est la contre-partie de l’acte de piété à l’objet livre qui est au centre de notre culture et au don des minutes de votre vie échangées contre ses pages et pour toujours disparues.

CJM : Votre approche rappelle celle d’un Montaigne (que vous citez, « à propos » selon sa célèbre formule), qui disait dans le Livre I de ses Essais : « Il faut voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy. » Quels ont été ces Grands Autres qui ont façonné vos premières lectures ? 

les justesPierre-Yves Rougeyron : Les deux premiers émois littéraire que j’ai eu furent Les Justes de Camus et Crime et Châtiment de Dostoïevski. Puis Corneille et Shakespeare qui m’ont donné l’amour de la phrase de Bronze.  Ma première grande rencontre en sciences humaines fut Régis Debray dont la pensée me console plus encore qu’elle ne me construit. 

 

 

 

CJM : On connaît votre attachement à la figure de Régis Debray, quels sont ses œuvres qui vous ont personnellement le plus marqués ? On sent que votre positionnement théorique oscille entre l’enthousiasme du militantisme (dont le complément en miroir serait le Journal d’un petit bourgeois entre deux feux et quatre murs) et l’intelligence de la critique (La médiologie Debrayenne). 

debray code

Pierre-Yves Rougeyron : J’ai connu des interrogatoires de police plus faciles. Il y a au moins 5 Debray et selon celui à qui j’ai à faire il m’éduque ou me console. L’écrivain (Loués soient nos seigneurs, Par amour de l’art) qui est celui que je connais le moins mais dont j’ai adoré l’ouvrage sur Hugo et Stendhal. Le penseur politique, dont mes préférés sont Le Code et le Glaive, Que vive la République, Contretemps éloges des idéaux perdus et surtout À demain de Gaulle qui est à la fois mon Debray préféré et l’un des plus grands livres écrit sur ce sujet. Le stratège et géopolitologue, qui, s’il est doctrinalement critiquable dans Révolution dans la Révolution (Thierry Noel a largement critiqué son approche stratégique dans ses écrits sur le Che tout en l’exonérant d’une responsabilité dans la capture de Guevara), est prophétique dans La Puissance et les Rêves et d’un réalisme cru dans Un candide en Terre Sainte.

Il faut rappeler à ce propos son courage lors des guerres de Yougoslavie. Le médiologue soit le penseur de l’Idée et de la Technique et là le cours de médiologie générale, les cahiers et Medium sont des ressources fabuleuses. Le fait que des contraintes physiques (temporelles et autres) aient fait s’arrêter cette revue est un crève-cœur. Enfin le penseur des Communions humaines, dont l’approche et la culture mettent le débat sur le fait religieux à niveau.

C’est le caractère « ronchon » de Debray, alors que c’est un homme sérieux qui n’a pas l’esprit de sérieux, dans un temps qui est passé avec sérieux du despotisme du cool à la tyrannie du dépravé. Ses écrits sur la Civilisation ou le Moment fraternité font partie des lectures que j’estime obligatoires dans la formation de jeunes esprits de notre famille.

CJM : D’ailleurs, ce même Debray a été un des rares esprits à souligner un point rarement évoqué sur la Résistance : « Et la Résistance Française, où les poètes ont sauvé l’honneur des lettres, bien mieux que les essayistes ou les romanciers » (Loués soient nos seigneurs, p.46). On pense évidemment à René Char, qui a écrit ce vers éternel dans Fureur et Mystère : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté. » Aujourd’hui déclassée, voire surannée, la poésie occupait pourtant une grande place dans l’édification morale et esthétique de nos résistants. Quelle importance allouez-vous aux poètes dans votre instruction politique ?

Pierre-Yves Rougeyron : J’aime tous les types de jeux de langage, du plus raffiné (poésie) au plus trivial (calembours plus ou moins frelatés). J’ai une vision assez antique des poètes. Pour moi, ils décryptent le langage secret du monde, fonction que la modernité a donné un temps aux physiciens et aux mathématiciens. Nos camarades de l’AF viennent de recréer une revue de poésie, ils ont raison. La beauté est un refuge, une base arrière, un repli. Elle devra trouver ses monastères ou ses catacombes vu ce qu’il y a en face de nous.

Les hommes humiens pour parler comme Olivier Sacks sont devant nous. Plus de temporalité, plus de racines, plus d’appétence pour le Beau ni de réflexe de liberté ; ils constitueront les bouts de chaînes de la fin du monde. La poésie sera autant un mot de passe pour nous regrouper, qu’une eau bénite pour les faire fuir. Les esprits fraternels se retrouveront.

CJM : Notre histoire littéraire est parsemée de grandes oppositions, dualité — qui d’ailleurs murissent souvent en duplicité — entre grands écrivains. Allons aux fait et rendons hommage à Georges Steiner, qui nous à légué un livre absolument remarquable sur cette question : Tolstoï ou Dostoïevski ?

Pierre-Yves Rougeyron : Dostoïevski.

CJM : Le plus français de nos duels : Racine ou Corneille ?

Pierre-Yves Rougeyron : Corneille.

CJM : Dans la vallée de Debray et son magnifique Du génie Français : Hugo ou Stendhal ?

Pierre-Yves Rougeyron : Hugo.

CJM : Nos glorieux poètes : Rimbaud ou Baudelaire ?

Pierre-Yves Rougeyron : Baudelaire.

CJM : Profitons de la parution du prochain livre de Grégory Mion pour réhabiliter la fonction sacré du critique littéraire — « Sans critique littéraire de qualité, la littérature d’un pays sombre dans la misère, et lorsque la misère littéraire est installée, légalisée et légitimée, le peuple a tendance à devenir misérable et petit, aussi petit que les livres minuscules que l’on encense honteusement au détriment des grandeurs littéraires naturelles. » (source). Votre préférence va-t-elle plutôt vers la critique mousseuse qui délave le verbe de Pierre Assouline, ou vers l’acerbe verticalité de la dangereuse Zone de Juan Asensio ?

Pierre-Yves Rougeyron : Asensio.

Propos recueillis par Camarade Henri