19 novembre 2021 par Jean Mermoz
[ Peinture : La Rendición de Granada – Francisco Pradilla y Ortiz 1882 ]
Nicolas Klein est agrégé d’espagnol, ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon et professeur d’espagnol en classe préparatoire. Il s’est spécialisé dans l’histoire, la culture et l’actualité du monde hispanique, tout particulièrement de l’Espagne. Il vient de faire paraitre Comprendre l’Espagne d’aujourd’hui – Manuel de Civilisation (éditions Ellipses) et il est l’auteur de Rupture de Ban – L’Espagne face à la crise (éditions Perspectives Libres).
Cet entretien est la deuxième partie du long entretien que nous avons eu avec Nicolas Klein. La liste de ses récentes publications, ainsi que de ses divers projets seront consignés à la fin du présent article.
La première partie : L’Espagne à contre-nuit — Entretien avec Nicolas Klein (1/2)
Cercle Jean Mermoz : En novembre 2018, le peuple de France a déclenché un immense mouvement populaire qui se cristallisait sur des tensions sociales et géographiques.Du haut de leurs ronds points respectifs, nos merveilleux Gilets-Jaunes ont harangués et déstabilisés nos marquis poudrés du Bas Empire. En effet, nos élites ont découvert, par ce malencontreux hasard, l’existence d’une vaste couche sociale peuplant les périphéries des grandes villes, et subissant de plein fouet les délires et rythmes fous de la Mondialisation prétenduement heureuse. L’Espagne vit-elle au risque de ce type de mouvement sociaux ?
Je me suis déjà exprimé à ce sujet dans certains articles, notamment dans une brève analyse que j’ai fait publier il y a quelques mois par le site de Front populaire. L’idée fondamentale que j’y développais est la suivante : outre le problème de la « vampirisation » des activités économiques et humaines par les aires urbaines majeures, l’Espagne connaît des déséquilibres politique, financiers et territoriaux liés à un problème ancien.
En effet, ayant souvent besoin de leurs voix au Parlement pour mener à bien leur politique ou simplement constituer un gouvernement, les exécutifs centraux espagnols n’ont eu de cesse, depuis les années 80, que d’accéder aux revendications pas toujours bien intentionnées des partis régionalistes et/ou séparatistes (principalement catalans et basques). Il en a résulté un désintérêt pour toute une frange du pays (notamment dans sa partie centrale, la fameuseMeseta), qui a perdu de la population et de la vitalité au fil des décennies.
Ces régions tentent, depuis quelques années, de se faire entendre par la constitution de plateformes politiques à même d’obtenir des concessions de la part des cabinets madrilènes. C’est le cas, par exemple, de Teruel Existe, venue d’Aragon et qui dispose d’un député national ô combien important dans le contexte de fragmentation du Parlement espagnol. D’autres provinces déshéritées (comme Soria, en Castille-et-León) vont très certainement tenter ce saut institutionnel vers la capitale lors des prochaines élections générales espagnoles – qui auront lieu au plus tard à la fin de l’année 2023.
Le problème de cette tendance est qu’il s’agit, au fond, d’une fuite en avant qui ne fera que renforcer les rancœurs, la polarisation idéologique, les marchandages plus ou moins sordides dans les arrière-cuisines et la fragmentation du panorama territorial espagnol. Je comprends l’insatisfaction des habitants de ce que l’on appelle couramment « l’Espagne vide » (España vacía) ou « l’Espagne vidée » (España vaciada). il s’agit en effet de régions en voie de vieillissement et de désertification accélérée, où les possibilités économiques et les infrastructures lourdes peuvent être rares ou déficientes. Elles lancent un cri d’alerte qu’il convient d’écouter et auquel il faut répondre. Néanmoins, je doute que la solution adoptée soit bonne, que ce soit pour les provinces concernées ou pour l’ensemble du pays.
Ce constat me paraît d’autant plus juste que, pour détourner l’attention de leurs discussions de margoulins et de leurs redditions permanentes, les dirigeants espagnols (principalement de gauche, mais la droite n’est pas exempte de reproches) cherchent des boucs émissaires faciles. Dernièrement, critiquer la ville et la région de Madrid, qui seraient responsables de tous les maux du pays, est devenu un sport national pour les socialistes, la gauche « radicale » et les nationalistes basques et catalans.
CJM : Vous avez écrit de nombreux articles sur le sujet ô combien brûlant de la sécession catalane, notamment un article extrêmement didactique publié chez Médiapart, qui résume à merveille la situation catalane. Justement, dans une conférence que vous avez donnée à l’occasion de la sortie de votre livre paru chez Perspectives Libres (Rupture de ban – L’Espagne face à la crise ), vous expliquiez que les notions de droite et de gauche prennent un sens tout à fait étonnant au sein du peuple espagnol. La prégnance des questions sécessionnistes chambarde et réévalue toutes nos conceptions classiques de ces notions politiciennes; vous reveniez en effet dans cette conférence sur un étrange paradoxe spécifiquement espagnol : toute formation politique qui inscrirait au fronton de son programme l’unité territoriale espagnole et l’égalité régionale, serait vu immédiatement comme un parti de droite (vous utiliser cette merveilleuse expression du « point godwin chorizo » ) La question l’unité territoriale de la nation est-elle en passe d’être le nouveau point d’ancrage de toutes les formations politiques espagnoles ?
Je crois que la question de l’unité territoriale est déjà l’un des points d’ancrage majeurs pour le débat politique espagnol – et donc pour les partis qui animent la vie idéologique nationale. Ce n’est pas le seul, bien entendu. À titre d’exemple, les polémiques économiques occupent une bonne place dans les discussions. Néanmoins, le défi séparatiste catalan et, plus globalement, la faillite du système des communautés autonomes (mis en place, grosso modo, de 1978 à 1983) constituent un fait politique si considérable que plus aucune formation ne peut y échapper. Tout le monde est obligé de se positionner à ce sujet.
Comme vous le rappelez dans votre question, ceux qui veulent se positionner à gauche – ou, en tout cas, être perçus comme tels par l’opinion publique – vont défendre une décentralisation toujours plus poussée, indépendamment des conséquences de cette tendance. Ils peuvent même promouvoir la fédéralisation de l’Espagne, car notre voisin pyrénéen n’est pas, de jure, une nation fédérale mais un État unitaire décentralisé. De facto, en revanche, le pays fonctionne déjà comme une fédération dans de nombreux domaines, tant les pouvoirs et compétences des régions (ou, pour être plus exact, des autonomies ou communautés autonomes) sont substantiels, notamment en matière financière.
Et, même sans parler des formations séparatistes, certains partis sont prêts à soutenir l’idée de référendums sécessionnistes dans telle ou telle communauté autonome, tout en prétendant qu’ils ne souhaitent pas leur séparation avec le reste de l’Espagne. La haine de l’échelon national est, chez eux, si forte, la prégnance de la légende noire de l’Espagne, si évidente qu’ils jugent toute tentative de le défendre illégitime par nature. À leurs yeux, offrir toujours plus de privilèges (financiers, mais pas seulement) à telle ou telle autonomie est une perspective plus désirable que de prôner l’égalité entre citoyens.
Ils apprécient la compagnie politique de formations ancrées résolument à droite sur le plan économique – en Catalogne, la défunte Convergence et Union puis ses successeurs et, au Pays basque, le Parti nationaliste basque, par exemple. Ils ne font donc guère illusion lorsque l’on analyse leurs positionnements. Ils préfèrent en effet sacrifier leurs idéaux de gauche pour se compromettre dans cette cuisine interne.
Mais la droite espagnole, à commencer par le Parti populaire (PP), a elle aussi participé au processus de constitution des communautés autonomes. Dans certaines régions (Galice, Communauté de Madrid et, plus récemment, Andalousie), elle a, plus souvent qu’à son tour, favorisé cette fuite en avant que je décrivais dans le cas de la gauche.
Une bataille féroce fait précisément rage ces dernières années entre gauche et droite à ce sujet. Le gauche espagnole estime que l’autonomie fiscale des régions qu’elle ne gouverne pas (ou plus) est scandaleuse. Elle affirme aujourd’hui qu’il faudrait interdire à la Communauté de Madrid (fief du PP depuis 1995, au grand dam des socialistes et d’Unidas Podemos) de faire usage de son autonomie fiscale, l’accusant de pratiquer du dumping fiscal à l’égard du reste du pays. Mais cette même gauche ne trouve rien à redire aux agissements des séparatistes catalans (pourtant illégaux !), pas plus qu’elle ne compte abolir le « concert fiscal » dont bénéficient Pays basque et Navarre. Pourtant, ledit concert est très avantageux pour ces deux régions… mais nettement moins pour le reste de l’Espagne.
Faut-il considérer les impôts traditionnellement pratiqués par la Communauté de Madrid comme un problème ? C’est ce que je pense. Mais est-il acceptable de ne tenir compte que de ce problème ? Peut-on considérer politiquement légitime de punir une région pour un motif donné (et surtout parce qu’on n’y gagne plus les élections depuis des décennies, qu’on veut se venger de l’opposition) tout en ignorant les dysfonctionnements de même nature dans les régions qui trouvent grâce à nos yeux ? Certainement pas.
C’est tout le système qu’il faudrait revoir.
CJM : Pourtant, il est des sujets où la classe politique espagnol semble s’unifier. Dans un article que vous avez écrit pour Conflit, vous constatiez que le triste renoncement, apathique et impolitique, de toute remise en question du dogme Européano-centré en matière géostratégique, est relativement partagé par le personnel politique – « Dans son ensemble, l’Espagne donne l’impression de n’avoir aucune véritable diplomatie d’ampleur mondiale, active et consciente de ses intérêts géopolitiques. Il en va de même dans le domaine militaire ». Son titre est d’ailleurs très explicite sur la situation actuelle : « Entre grand large et continent, la géopolitique espagnole écartelée ». L’Espagne, cette nation « qui a toujours eu une vocation océanique plus que continentale », n’use plus du « sceptre des mers » pour utiliser l’expression de Jaimes Vicens Vives. Désaxé et sans horizon, l’absence de stratégie des différents gouvernements espagnols semblent recouper l’ensemble du spectre politique – « Les Espagnols ne sont guère aidés en ce sens par leurs dirigeants, dont la pusillanimité, l’inconstance et l’inculture débouchent sur une absence de sens de l’État et des embardées en matière de géopolitique et de politique internationale » – Faut-il y voir un simple passage à vide historique, ou les prémices d’un renoncement complet de l’Espagne à toute politique de puissance ?
Il est manifeste qu’au-delà de divergences parfois marquées, les principaux partis politiques espagnols partagent des traits fondamentaux. En premier lieu, aucun n’est anticapitaliste (pas même Unidas Podemos et ses satellites régionaux). Ajoutons que le principe même d’Union européenne continue de jouir parmi eux d’un certain degré d’acceptation, même s’il faut immédiatement préciser que ledit degré varie (il est sans doute moins fort aux extrêmes, bien qu’il ne ne disparaisse pas chez eux) et que chacun projette sur la « construction européenne » ses propres valeurs et idées (avec la volonté, par conséquent, de « changer l’Union européenne »). On pourrait aussi rappeler qu’ils sont tous favorables à l’OTAN – encore une fois, même Unidas Podemos a renoncé à sa rhétorique anti-OTAN des débuts. C’est qu’au fond, tous sont aussi pro-américains, malgré le fait que Donald Trump était honni par la gauche et que Joe Biden l’est tout autant par l’extrême droite. Un panorama qui n’a rien de proprement espagnol, puisque l’on pourrait dire la même chose des principaux partis politiques français.
Pour répondre plus précisément à votre question, l’ensemble de l’Europe est touché par un renoncement (passager ?) à la puissance et à ses outils. Il ne faut pas se faire d’illusion, en ce sens, sur la France ou l’Allemagne actuelles, par exemple. Il existe en revanche, au sein de nombreux pays européens, y compris l’Espagne, des forces et des secteurs de la société qui n’ont pas abandonné cette idée.
Le problème spécifique qui se pose à l’Espagne est celui, une fois de plus, du pessimisme et du fatalisme qui l’ont gagnée au XIXe siècle, notamment après la défaite face aux États-Unis d’Amérique en 1898. C’est que notre voisin ibérique a été formidablement en avance dans le domaine, d’un point de vue chronologique, sur le reste de l’Europe. En effet, elle a colonisé plus tôt le reste de la planète et où elle a donc connu des vague des décolonisation et de recul de sa puissance plus tôt que la France, par exemple. Avec le Portugal, c’est l’Espagne qui a initié la première véritable vague d’expansion européenne : débarquement sur le continent américain en 1492 avec Christophe Colomb ; arrivée sur la côte pacifique de l’Amérique en 1513 avec Vasco Núñez de Balboa ; premier tour du monde entre 1519 et 1522 avec le Portugais naturalisé espagnol Fernand de Magellan puis le marin basque Juan Sebastián Elcano ; exploration d’une bonne partie de l’Océanie et des îles du Pacifique ; création des premiers itinéraires « de retour », ou Tornaviaje, entre l’Asie et l’Europe via l’Amérique en 1565 avec Andrés de Urdaneta ; probable voyage de Gabriel de Castilla non loin de l’Antarctique en 1603 ; exploration des sources du Nil Bleu en 1618 par Pedro Páez ; débarquement du San Telmo en Antarctique en 1819, quelques mois avant les Britanniques, etc.) L’Espagne a, par conséquent, été non seulement un pays de navigateurs aguerris mais aussi l’un des premiers États européens à penser les réseaux, notamment à travers les voyages maritimes. Il est, au fond, logique que ce pays soit en proie à des doutes existentiels encore plus grands que la France, dont la puissance a commencé à refluer plus récemment.Néanmoins, cette nation a de nombreuses cartes en main pour retrouver la puissance. Je ne vais pas me lancer ici dans un compte-rendu exhaustif de ses atouts économiques (qui, contrairement à ce que croient beaucoup, ne sont pas minces). Je me contenterai de rappeler que, pour des raisons démographiques, économiques, culturelles et politiques, l’espagnol est d’ores et déjà la deuxième langue de l’Occident (et donc une des trois ou quatre langues les plus importantes au monde) et que cette influence linguistique ne devrait pas décroître dans les décennies à venir. Un fait dont notre voisin pyrénéen tire déjà parti mais qu’il pourrait encore mieux exploiter, à n’en pas douter.
CJM : L’Espagne, comme la France, se trouve donc aux confluents de différents fleuves, plus ou moins propices à son effacement progressif, ou à sa renaissance potentielle. Justement, quelles sont les prochaines grandes échéances électorales en Espagne ? Que peut-on attendre du vote espagnol ?
Plusieurs grandes échéances électorales attendent notre voisin ibérique au cours des deux prochaines années.
Les élections générales (équivalent de nos élections législatives) devront se dérouler au plus tard à la fin de l’année 2023, soit au bout de l’actuel mandat des députés nationaux (qui est de quatre ans en Espagne, sauf dissolution anticipée).
Les médias spéculent à intervalle régulier sur un possible scrutin anticipé, mais je n’y crois guère : tous les derniers sondages sont très défavorables à la coalition de gauche au pouvoir. Le président du gouvernement, Pedro Sánchez, n’a donc pour le moment aucun intérêt à écourter son mandat.
En cette même année 2023, autour du mois d’avril ou mai, les électeurs espagnols seront également appelés à voter pour renouveler leurs conseils municipaux et la quasi-totalité de leurs gouvernements régionaux (seules quatre communautés autonomes ont un calendrier électoral propre : Andalousie, Catalogne, Pays basque et Galice). Les enjeux ne sont pas minces car les autonomies espagnoles ont des compétences bien supérieures aux régions françaises – sans même parler des sommes d’argent qui circulent entre leurs mains. La gauche va essayer de se maintenir et la droite, de reconquérir les communautés autonomes (La Rioja, Communauté valencienne, etc.) et mairies (Valence, Séville, etc.) qui semblent à sa portée.
Environ six mois avant, à la fin de l’année 2022, les Andalous devront se rendre dans leurs bureaux de vote pour choisir leur exécutif régional. Là encore, les conséquences de ce scrutin sont à examiner de près car l’Andalousie est la région espagnole la plus peuplée (quasiment 8,5 millions d’habitants). Depuis le retour à la démocratie, elle avait toujours été gouvernée par les socialistes. Or, à la suite des élections de décembre 2018, la droite est parvenu à déloger le PSOE et les derniers sondages lui donnent une nette possibilité de conserver le pouvoir.
Il se pourrait que ces élections soient d’ailleurs avancées par le président andalou, Juan Manuel Moreno, avec celles de deux autres autonomies (Castille-et-León et Communauté valencienne), mais ce ne sont que des rumeurs pour le moment.
Comme vous pouvez le constater, la politique espagnole est complexe et pleine de subtilités…
Quoi qu’il en soit, depuis 2014-2015, de nouvelles tendances politiques sont nées (et sont parfois mortes bien vite) outre-Pyrénées, comme en atteste, notamment, la trajectoire de certaines formations (Podemos, Citoyens, Vox). L’apparition de personnalités devenues incontournables (à l’instar de la présidente régionale madrilène, Isabel Díaz Ayuso) en est un autre signe sans équivoque.
Nous n’avons sans doute pas encore vu toutes les répercussions de cette redistribution des cartes. D’ici 2022-2023, bien des choses pourraient encore arriver. Les enquêtes d’opinion dessinent pour le moment un panorama plutôt encourageant pour la droite, bien qu’il convienne d’être prudent car nous sommes encore loin des scrutins concernés.
Propos recueillis par Camarade Henri
OUVRAGES, TRADUCTIONS, ARTICLES ET INTERVENTIONS (sélection de Nicolas Klein) :
SUCCINCTE BIBLIOGRAPHIE EN FRANÇAIS SUR L’ESPAGNE (conseils de Nicolas Klein) :