17 janvier 2022 par Jean Mermoz
[ Peinture : Flood Disaster (Homecoming – Kaw Valley), Thomas Hart Benton,1951 ]
« C’est la nuit, l’âpre nuit du travail, d’où se lève
Lentement, lentement, l’Œuvre, ainsi qu’un soleil ! »
Verlaine – Extrait du poème « Epilogue » dans les Poèmes saturniens
Pierre Mari est un écrivain français né à Mostaganem (Algérie) en 1956. Auteur de plusieurs ouvrages sur la Renaissance, Pantagruel-Gargantua (PUF, 1994) et Humanisme et Renaissance (Ellipses, 2000), il a également publié des romans fort remarqués : Les Grands Jours(Fayard, 2013, Prix de l’Armée de Terre Erwan Bergot), Les sommets du monde (Fayard, 2017). Nous l’avons déjà reçu pour son avant-dernier ouvrage paru, En pays défait, (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2019), qui se présente comme « une lettre ouverte adressée aux élites françaises ». (lien ici)
[ Cet entretien est donc la deuxième partie d’un long entretien que nous réalisons à l’occasion de la parution de Contrecoeur – Chronique d’une France sans lettres paru en novembre 2021 aux éditions La nouvelle Librairie.]
Cercle Jean Mermoz : Votre dernier ouvrage, Contrecoeur- Chroniques d’une France sans lettres, se présente comme un recueil de vos différentes chroniques acérées et incisives sur la déroute contemporaine — « Déchéance du langage, frénésie narcissique, consentement soulagé à la médiocrité, déchaînement de susceptibilités qui ont à peine besoin des mots, névroses déboulant à chaque seconde dans le pseudo-universel de l’espace numérique – le diagnostic est désormais connu.» (p.19) Ainsi l’histoire de la littérature française s’achève dans une gigantesque farce. Comme Marx le disait des événements dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». Cette chute dans la farce fait écho aux saillies percutantes d’un autre chroniqueur de la débâcle : Philippe Muray. Lui aussi prit inspiration dans une des célèbres salves colériques de Godard : « De même que Godard parlait des professionnels de la profession, il y a des écrivains de l’écrivure. Ou des plumitifs de la plumosphère. Ou des écrivains de l’écrivasserie. » Comme Godard (que vous citez plusieurs fois dans votre ouvrage), vous confessez l’inspiration colérique de vos chroniques : « Ni amertume, ni dénigrement, ni hargne, ni aigreur : colère, tout simplement» (p.10) L’écriture de ces chroniques est-elle une catharsis, une purgation de vos justes colères ?
Pierre Mari : Purgation de vieilles et tenaces colères, très certainement. J’ai même envie d’employer le singulier pour mieux condenser mon sentiment : je n’éprouve au fond qu’une seule colère, depuis des années, certes réactivée par des occasions diverses, empruntant de nouvelles formes au gré des cibles, relancée dans des directions différentes, mais unique et immuable. Une colère à double détente : dirigée d’abord contre l’omniprésence de « l’écrivasserie », ensuite contre le système bien rodé qui empêche que cette écrivasserie soit perçue et dénoncée comme telle. Je ne dissocie plus mes deux cibles : les artisans sous-qualifiés qui bâclent scandaleusement leur ouvrage, au mépris des règles élémentaires du métier, et les inspecteurs du travail qui décernent des brassées de légitimations et de louanges là où ils devraient sanctionner impitoyablement. Les uns et les autres sont co-responsables de notre débâcle littéraire. C’est leur collusion qui nous entraîne vers le fond depuis des années : un maillage de complicités, de connivences, d’allégeances mutuelles unit critiques, écrivains, éditeurs, journalistes, dans une spirale consanguine tellement sûre de soi qu’elle ne prend même plus la peine de se cacher. Comment ne pas éprouver de colère devant cette farce pathétique qui se pare des plumes de « l’offre culturelle », alors que l’inculture du milieu est de plus en plus patente ? Il faut le dire tout net : la plupart de ces gens ne savent plus ni lire ni écrire, et ils se moquent comme d’une guigne de toute confrontation vivante et empoignante avec l’histoire littéraire de notre pays. Vous rappelez à juste titre que j’ai insisté, dès l’avant-propos, sur l’inspiration colérique de ces chroniques. Je ne crois pas, en effet, avoir jamais été animé par la rancœur, la hargne ou la volonté de dénigrer. J’ai publié quatre livres chez des éditeurs ayant « pignon sur rue », Actes Sud et Fayard : ce n’est donc pas la frustration des recalés qui m’a poussé en avant. Je n’ai pas non plus le moindre compte à régler avec l’un ou l’autre des écrivains éreintés dans ce livre. Je crois les avoir lus à fleur de texte, avec sans doute plus d’attention, de vigilance et de méticulosité que ne l’ont fait leurs thuriféraires béats. J’ai tâché de surprendre la médiocrité à l’œuvre, le bâclage in progress, la paresse au travail, si je puis dire. Il est toujours intéressant, en tout cas jamais inutile, de débusquer la mécanique du moindre effort et de la facilité. Et de voir comment ce moindre effort et cette facilité parviennent à se monnayer en sensibilité « artiste » auprès des nigauds. Je me suis insurgé, je le répète, contre le miroir complaisant que la critique – qui n’est plus qu’un accompagnement promotionnel, une paraphrase complice ou un pavlovisme louangeur – tendait à des textes flasques, qu’elle faisait accéder au rang d’œuvres, voire de chefs-d’œuvre. Permettez-moi d’ajouter une chose à propos de la colère. Je relisais il y a quelque temps le bel article de Pierre Pachet, « Ce qu’Homère m’a appris sur la colère », paru dans Esprit et qu’on trouve facilement sur Internet. Commentant la fameuse colère d’Achille, sur laquelle s’ouvre L’Iliade, Pierre Pachet écrit : « La colère est en chacun l’aptitude à se conduire en roi : à commander, à s’indigner contre l’injustice et la dégradation au lieu de simplement les subir. » Cette phrase s’applique à notre propos. En tant que lecteur, chacun de nous est roi : il a droit à des égards, il n’est pas « n’importe qui », il jouit d’un pouvoir d’exiger. Il a de souveraines prérogatives, qu’il doit faire valoir haut et fort. C’est en lecteur-roi que j’ai réagi, et que je réagirai toujours. Je voudrais inciter chacun à faire de même : à ne pas rabattre sous des inhibitions et des scrupules de lecteur-serf les sentiments que lui inspire un livre, à laisser éclater sa juste colère quand on méprise ouvertement ses droits.
CJM : Dans un article de 1980 intitulé « L’industrie du vide » , Cornélius Castoriadis déplore la « honteuse dégradation de la fonction critique » en France. Vous saluez d’ailleurs la justesse de son propos qui a connu « le destin commun aux analyses implacables dont quelques décennies à peine nous séparent : il est notre strict contemporain, tout en paraissant surgi d’un monde qui, à bien des égards, n’est plus le nôtre » (p. 52). Justement, comme tout délabrement, il appelle à un redressement — « Mais où est le péril, là croît aussi ce qui sauve » disait Hölderlin, qui se demandait d’ailleurs dans son élégie « Pain et Vin » : « Pourquoi des poètes en ce temps d’indigence ». À l’aune de cet effacement du rôle de la critique en France et à la lumière de cet « orgueil critique » que vous définissez dans une chronique éponyme, une question s’impose d’elle-même : pourquoi des critiques (qu’ils soient littéraires, cinématographiques ou artistiques) en ce temps d’indigence ?
Pierre Mari : Votre question est parfaitement légitime. Revenons, si vous voulez bien, à cette “honteuse dégradation de la fonction critique” que Castoriadis diagnostiquait dès la fin des années 70. La formule, il faut l’avouer, était un peu injuste au moment où elle fut lancée : il restait encore, à cette époque qui nous paraît terriblement lointaine aujourd’hui, des instances critiques dignes de ce nom. Dans la presse, dans les magazines, à la radio, à la télévision. Mais c’est précisément la force d’un tel propos d’avoir senti ce qui commençait à s’agiter et à grouiller sous un paysage en apparence intact. Bien des formules semblables, qui ont paru outrées sur le moment, ont vu leur pertinence confirmée au fil des années. Cette “honteuse dégradation”, je peux bien dire que je l’ai vécue. J’en ai été le spectateur navré, consterné, scandalisé. Mes tout premiers contacts avec la critique – cinématographique, théâtrale, littéraire – étaient passés par Le Masque et la Plume au début des années 70. C’était un rituel familial solidement ancré, et je ne crois pas que ma famille ait constitué une exception. Mes premiers “outils” critiques se sont forgés dans cette écoute hebdomadaire, bien plus qu’à l’école. L’émission réussissait ce qui nous semble hors de portée aujourd’hui : demeurer très accessible tout en affichant un indéniable degré d’exigence. Les gens qu’on y entendait étaient pour l’essentiel des professeurs et des écrivains, et pas, comme c’est le cas depuis plus d’un quart de siècle, des pataugeurs de l’éphémère, des journalistes abrutis de critères mondains. J’écoutais avec délices Jean-Louis Bory, Matthieu Galey, Alfred Simon, Gilles Sandier, Robert Kanters, et bien d’autres dont j’ai oublié les noms. Quand vous entendez aujourd’hui un Arnaud Viviant ou un Michel Crépu à la même tribune, vous mesurez le gouffre au fond duquel nous avons roulé. Je lisais aussi avec délectation, chez mes grands-parents abonnés à L’Express, les recensions cinglantes d’un Angelo Rinaldi. Quel panache ! Tous ces gens, par-delà leurs différences idéologiques et leurs options esthétiques, avaient pour point commun de ne pas s’en laisser conter. Ils étaient adossés à une culture, à des expériences qui avaient scandé leur trajectoire (certains, par exemple, se souvenaient des premières représentations de La Cantatrice chauve aux Noctambules : les avant-gardes des années 50-60 demeuraient très présentes dans les mémoires), à des combats (la guerre d’Algérie et Mai 68 n’étaient pas si loin), qui leur conféraient une autorité. Ce n’est pas seulement par nostalgie que j’évoque ces souvenirs, c’est parce qu’ils me paraissent représentatifs de ce que nous vivions à l’époque : l’exercice critique faisait partie intégrante de notre paysage, qu’il soit familial, amical ou micro-social (“Tu as entendu Bory défendre le dernier Pasolini, hier soir ?” “Tu as vu comme ils ont éreinté le dernier Godard ?”). Nous tenions, par nos fibres les plus charnelles, aux œuvres qui scandaient l’actualité aussi bien qu’aux discours qui en rendaient compte. Je me souviens avec autant de précision de certains films ou de certains livres que des critiques tonitruantes – assassines, laudatives, mitigées, peu importe – qui les ont accompagnés. Il est clair qu’à un moment donné, cette unité passionnelle s’est défaite dans l’indifférence – une indifférence qui est naturellement la sœur siamoise de celle que nous inspiraient de plus en plus les partis politiques : la curiosité à l’égard de ce qui sortait sur les écrans ou en librairie n’a plus été au rendez-vous, et les plumes, les voix, les accents de la critique qui nous avait fait vibrer se sont effacés les uns après les autres. Pourquoi des critiques aujourd’hui, disiez-vous ? La réponse est finalement assez simple : pour alimenter le simulacre ambiant. Qu’elle soit littéraire ou cinématographique – je ne connais pas le domaine des beaux-arts, mais il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même –, la critique se bat les flancs depuis des années pour faire croire qu’il se passe encore quelque chose, pour transformer en paysage alléchant, animé de tendances, de mouvements, d’éruptions créatrices et de floraisons surprenantes, ce qui ressemble de plus en plus à un champ de ruines. Elle n’est plus qu’un stock de formules dans lequel la machine promotionnelle vient puiser. “Un roman puissant et douloureux” (Télérama), “Un film dense et inspiré” (Les Inrocks), “Une œuvre rare et singulière” (Le Monde), etc., etc. Logique soviétiforme, comme dans ces usines de l’ère stalinienne où l’on affichait une productivité record alors que l’irresponsabilité et l’ivrognerie gangrenaient tous les maillons de la chaîne. Vous me direz qu’il se trouve de moins en moins de nigauds pour croire à ce battage pathétique, mais il n’y a pas pour autant de quoi se réjouir. A la critique que j’appellerais “surplombante et prescriptive” en a succédé une autre, diffuse, horizontale, multiforme, celle des blogs et des réseaux sociaux, qui n’est pas forcément mieux inspirée, et qui me paraît archi-perméable à tous les critères qui font l’air du temps. Il est désespérant – et presque drôle, à la longue – de constater qu’aujourd’hui, lorsque vous brandissez des critères qui ont toujours été ceux de la critique, de Boileau à Rinaldi ou Serge Daney, vous êtes traité de réactionnaire pétri de ressentiment, voire pire. Signe sans doute qu’il n’y a plus de place, en la matière, que pour des humeurs crispées sur leur essence humorale, incapables de se monnayer en argumentaires.
CJM : Dans une chronique de votre ouvrage « L’enseignement des lettres au royaume de Trissotin », vous revenez sur le caractère proprement occultiste de l’enseignement des lettres en France. Ainsi, se promenant au cœur des programmes scolaires, « on y amasse à foison des perles, et même des chapelets, que n’aurait pas reniés la scolastique médiévale finissante » (p.98). Scolastique d’un âge nouveau qui, comme l’ancienne, a ses apostats et ses hérétiques ; citons par exemple le cas de cet élève que vous rapportez et qui résume à merveille « l’art d’écraser un texte littéraire entre l’enclume des pseudo-concepts linguistiques et le marteau des bonnes intuitions civico-humanitaires » : « J’aime lire, mais je ne suis pas bon en français, parce que je ne sais jamais comment le texte est ancré dans la situation d’énonciation » (p.100). Tout est dit. Le parallèle que vous dressez entre notre époque adepte jusqu’à la folie de syntagmes techniciens et la scolastique médiévale, appelle à une renaissance littéraire : « Après tout, un précédent historique lointain pourrait nous guider : l’humanisme rhétorique et philologique des XVe et XVIe siècles a eu raison du verbalisme scolastique en retournant aux textes » (p.105). À la place des sorciers oubliés des temps anciens, Rabelais et Montaigne sont-ils paradoxalement les sourciers de nos espoirs de renaissance ?
Pierre Mari : Je serais tenté de dessiner un triangle dont chacun des sommets se porte aujourd’hui très mal : la création littéraire, la critique littéraire, l’enseignement des lettres. Ce dernier souffre de pathologies multiples, qui ont été inventoriées au fil des années par d’autres que moi. Dans la chronique que vous citez, je me suis attaché plus particulièrement à l’une d’elles : le verbiage formaliste et mécaniste plaqué sur les textes, au détriment de tout enjeu de signification et de sensibilité. Je m’insurgeais déjà, quand j’étais étudiant en lettres, contre les scolastiques de tout acabit, qu’elles soient néo-marxistes, structuralistes, psychanalytiques, qui étouffaient les œuvres littéraires dans un corset aussi prétentieux que stérile. Le problème – le malheur, devrais-je dire –, c’est que toutes ces approches ne soient pas restées cantonnées dans l’enseignement supérieur et la recherche, mais qu’elles se sont déversées en cataracte dans le secondaire. Nos modernes Trissotin et Diafoirus ont prétendu, le plus dogmatiquement du monde, les imposer à des élèves qui maîtrisaient de moins en moins leur langue, et pour lesquels le français tel que l’écrivent les auteurs classiques devenait une langue étrangère : c’est ainsi qu’on a demandé, à des collégiens et lycéens qui ne connaissaient plus les règles de l’orthographe et de la syntaxe parce qu’on avait tout simplement dédaigné de les leur inculquer, de s’interroger sur le « schéma actantiel » qui régit une nouvelle de Maupassant ou un épisode de L’Odyssée. Comment serait-on capable de la moindre hauteur de vue sur un texte littéraire, quand on n’a pas la plus petite idée de ce qui sépare un subjonctif d’un indicatif, ou un futur d’un conditionnel ? Ce n’est même pas « mettre la charrue avant les bœufs », comme dit la vieille formule : c’est inventer un monde de simulacres où il n’y a plus ni bœufs, ni charrue, ni sol qui les soutienne. Imposture totale, qui ne pouvait qu’engendrer et enkyster chez la plus grande partie des élèves le refus de tout commerce ultérieur avec la littérature. Analyser un texte était définitivement associé, dans leur esprit, à un maniement de techniques byzantines. Au moins le byzantinisme de la « communication » et du « management » sert-il à se tailler une place dans le monde actuel. Cela dit, même si je ne renie pas un mot de la chronique citée, je ne suis pas sûr que ma hiérarchie des périls serait la même aujourd’hui. Je n’ai guère de contacts avec l’enseignement des lettres dans le secondaire, mais j’ai l’impression que ce qui y bat son plein et fait des ravages, c’est la soumission à un présent en pleine ébriété : Najat Vallaud-Belkacem n’avait-elle pas déclaré, lorsqu’elle était ministre de l’Education nationale, qu’on ne comprenait rien à Rimbaud si l’on ne prenait pas en compte son « orientation LGBT » ? Je veux croire de toutes mes forces – et espérer – qu’il reste des professeurs de français pour ne pas tremper dans ce dogmatisme aussi décérébré qu’halluciné. Mais ne sont-ils pas voués à une marginalité croissante ? Pourront-ils encore longtemps se faire entendre ? Les lieux, les institutions qui assurent aujourd’hui leur formation sont gangrenés à une vitesse accélérée. Tout ce que j’entends dire des universités, des ESPE (ces tristes « Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation » qui ont succédé aux non moins sinistres IUFM jospiniens) ou des Ecoles normales supérieures n’incite guère à l’optimisme. La chaîne de transmission du mal – apprentissage des « valeurs », traque de toutes les discriminations, mise en accusation du passé – est solidement en place, et on ne voit pas bien ce qui pourrait la rompre, ou simplement bousculer ses maillons. De la même façon que la création littéraire se soumet aux codes, aux tics, aux « problématiques » d’aujourd’hui, l’enseignement fait passer les textes de la tradition sous les fourches caudines d’une actualité tellement gavée d’elle-même qu’elle se prend pour l’éternité. Vous évoquez la Renaissance. Je ne crois pas beaucoup à une « nouvelle Renaissance » (le seul fait que la formule soit passée par les lèvres d’Emmanuel Macron suffit à me la rendre antipathique), mais l’« exemple » du seizième siècle dans notre pays n’a cessé de me guider, en tout cas de m’accompagner. Ce que nous apprend la Renaissance française, c’est que le salut peut venir de l’émergence de nouveaux lieux, où un rapport revivifié au savoir, lavé de toutes les dérives scolastiques, peut se nouer pour engendrer une puissante vague de création littéraire : c’est ainsi que les « académies », cénacles souples et informels s’inspirant du modèle italien, le collège de Coqueret,
où les futurs poètes de la Pléiade se sont rencontrés dans un climat de culte fervent des textes antiques, le Collège royal, créé par François Ier, ancêtre du Collège de France et rival d’une Sorbonne fossilisée, ont œuvré à la redéfinition du rapport aux lettres antiques et à la rénovation des lettres françaises. Vous mentionnez Rabelais et Montaigne. La liberté insolente de l’un, la liberté plus « rassise » et plus intériorisée de l’autre doivent être méditées plus que jamais. Elles s’adressent à nous avec une force égale à celle de Dostoïevski ou de Kafka. Quand Rabelais raconte les errances d’un Panurge qui ne sait pas s’il doit ou non se marier, et qui n’en finit pas de se débattre avec ses hantises et ses angoisses, c’est de nous qu’il parle, de notre modernité du troisième millénaire. Quand Montaigne, en plein chaos des guerres de Religion, écrit : « Or tournons les yeux partout : tout croule autour de nous », ou qu’il parle de « l’universel naufrage du monde », il est clair que son actualité s’adresse à la nôtre. Ce dont nous avons impérativement besoin, c’est d’un rapport « nu » avec ces auteurs, le même qu’ils ont su établir avec des textes antiques débarrassés de leurs gloses paralysantes. Si l’on ne retrouve pas l’étreinte vive et forte avec les textes de notre tradition nationale, il ne s’écrira plus rien dans ce pays.CJM : Justement, pour terminer l’exploration de ce « triangle dont chacun des sommets se porte aujourd’hui très mal : la création littéraire, la critique littéraire, l’enseignement des lettres. », venons-en à ce que l’on pourrait péniblement appeler la création littéraire contemporaine. Votre jugement est sans appel :« Si la « littérature française de qualité » n’a rien d’autre à proposer qu’une kyrielle de quignardises, échenozailles, chevillarderies, toussaintetés, ernautages, rolinettes et carrérismes, je renouvelle sans état d’âme mon voeu de ne pas la fréquenter. » (p.230) Soyons cynique et provocateur : ne vaut-il pas mieux pour nous autres pauvres lecteurs, de ne pas avoir de littérature du tout, plutôt que de se rouler dans la fange pseudo-littéraire d’auteurs contemporains inlassablement médiocres ? Car nos auteurs contemporains, non contents de souiller leurs propres livres, s’evertuent à souiller ceux des autres : ainsi, telle préface de Conrad est faite par un pseudo-Balzac semi-obèse mais pleinement nullissime, ou tel « écrivaillon bavardissime » se voit honoré de préfacer un ouvrage de Bernanos. Au, fond, ne vaut-il pas mieux, selon le titre de votre merveilleuse chronique, en finir avec la littérature ?
Pierre Mari : Quelques mots, car je ne veux pas m’attarder là-dessus, au sujet de ces écrivains français contemporains à qui on fait l’honneur de demander une préface à tel ou tel de nos grands classiques. Je reste ahuri par cette pratique, pleinement entrée dans les moeurs éditoriales. Pour ajouter un autre exemple aux vôtres, pensez à Illusions perdues précédé d’une interview de Catherine Cusset ! Comme s’il y avait la moindre commune mesure entre l’imaginaire domestico-sentimentalo-dérisoire de Mme Cusset et l’univers de Balzac ! Théophile Gautier, écrivait, dans la préface tonique de Mademoiselle de Maupin : “Je voudrais qu’on fît une ordonnance de police qui interdît à certains noms de se heurter à d’autres.” Tout est dit dans cette formule, dont notre auteur était bien loin d’anticiper la pertinence vengeresse ! Mais venons-en au coeur de votre question. J’ai toujours détesté cette maxime implicite, qu’on applique machinalement à tous les domaines ou presque : “Mieux vaut un petit quelque chose plutôt que rien.” Je préfère le rien, pour ma part. Car le “quelque chose” entretient une complicité à peine masquée avec le néant, il se condamne à faire mousser vaniteusement sa petitesse, à ajouter inlassablement du médiocre à l’anodin, alors que le rien peut être l’occasion d’une place nette, d’une reprise de souffle, de la projection d’un horizon. Imaginez, par exemple, combien la société se porterait mieux si, au harcèlement universel de la question “Qu’en pensez-vous ?”, à la guérilla permanente qu’elle nous livre, du dehors et du dedans de nous-mêmes, il se trouvait des gens pour répondre : “Rien.” En faisant claquer à souhait ce monosyllabe. En lui offrant un bel écrin de silence. En regardant au fond des yeux le questionneur compulsif, avec l’espoir de faire bafouiller la mécanique qui lui tient lieu de cerveau. Je crois que dans cette vacance, dans cette tranquille fin de non-recevoir, quelle qu’en soit la brièveté, nous pourrions recommencer à respirer un peu. Car nous suffoquons d’activisme bavard, nous crevons de palabre frétillante. Le sinologue Jean-François Billeter en parle très bien à propos de Tchouang-tseu (Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, 2004) : il évoque ce “vide nourricier” cher au sage chinois, dans lequel il importe de replonger quand toute notre activité s’avère être un cul-de-sac. “Ah, si je connaissais un homme qui oublie le langage, pour avoir à qui parler !” s’exclame magnifiquement Tchouang-tseu. J’ai envie d’appliquer – au fer rouge ! – cette formule à notre farce littéraire. Il y a des années que je suis devenu incapable de parler à toute personne, même bien intentionnée, même intelligente et cultivée, qui prend au sérieux le grouillement nécrosé qu’on appelle “vie littéraire”. Je ne peux que souhaiter, avec la dernière énergie, la ruine de cette superstructure de langage à laquelle collaborent écrivains, éditeurs, artistes, libraires, enseignants, critiques, bibliothécaires et lecteurs. Il n’y a rien à conserver dans le système actuel, rien à amender ou à réformer. Ceux qui parlent régulièrement d’en “corriger les dérives” s’accommodent de l’infamie. Reste que je ne vois pas bien quelles voies pourrait emprunter la ruine que j’appelle de mes voeux. Dans un tout autre domaine, il se passe depuis quelques mois aux Etats-Unis un phénomène que j’observe de très près, et qu’on a baptisé “Grande Démission des salariés” : de très nombreux employés quittent leurs postes, dans les domaines d’activité les plus divers. Peut-être est-ce la fin – ou le commencement de la fin – de l’énorme superstructure managériale qui asphyxie des centaines de millions de gens à travers le monde. Mais ce début d’hémorragie collective, qui fait penser à certaines nouvelles de Ballard, me paraît difficilement transposable dans le domaine de la culture. J’ai un peu de mal à envisager une “Grande Sécession culturelle” – fût-ce sous la forme, relativement anodine, d’une rentrée littéraire où personne n’achèterait ni le Goncourt, ni le Renaudot, ni le Fémina. Mais c’est peut-être moi qui manque cruellement d’imagination. Il y aurait peut-être là, en définitive, une voie pour la littérature : raconter l’effondrement, ou l’affaissement, ou la dissolution de ce qui passe encore pour littérature. Je promets en tout cas d’accorder la plus grande attention au premier qui se frottera à la difficulté de ce scénario.
Propos recueillis par Camarade Henri