19 février 2024 par Jean Mermoz
Dans son ouvrage, Jacques KRYNEN ne s’érige pas en narrateur méthodique de l’histoire du règne de Philippe le Bel (1285-1314). Mettant en perspective les apports du souverain au regard de l’histoire longue, son approche souligne en réalité l’ampleur insoupçonnée de l’héritage de Philippe le Bel dans l’ordre politique, intellectuel et institutionnel de la France.
En dépit de la sinistre réputation dont l’a affublé la postérité, Philippe IV le Bel se veut le digne héritier de son grand-père Saint Louis. Très pieux, il croit sincèrement aux rumeurs de dépravation des Templiers lorsqu’il les fait arrêter et condamner : son action n’est pas uniquement mue par la cupidité. De même, il ne doute pas de sa légitimité et de son bon droit lorsqu’il affronte l’autorité pontificale sur les questions religieuses. Élève accompli du brillant théologien thomiste Gilles de Rome, Philippe le Bel est instruit selon une certaine « philosophie morale » empreinte de science politique rationnelle, au sein de laquelle priment la loi et la raison, qui exigent du Prince qu’il contrôle ses passions pour bien gouverner. Le roi de France est encouragé à ne légiférer que dans l’intérêt du bien commun, du royaume et de la chrétienté, sur le conseil d’hommes sages et expérimentés. Ainsi, tout au long de son règne, Philippe le Bel, homme de caractère, n’en est pas moins entouré de savants, théologiens et juristes épris d’histoire et de littérature. Lui-même est fort cultivé, à l’instar de son épouse Jeanne de Navarre.
Le règne de Philippe le Bel accroît singulièrement la puissance de l’État monarchique en France. Suite à l’immense expansion du domaine royal lancée par Philippe II Auguste (1180-1223) puis poursuivie par Louis VIII (1223-1226) et son fils Louis IX (1226-1270), les premières structurations de l’État moderne débutent donc avant Philippe le Bel. Le prince se pose donc en habile continuateur. Assisté d’excellents juristes, le roi établit en France les bases de la souveraineté monarchique. Il est vrai que le financement des institutions – mais surtout des guerres – coûte fort cher au roi, d’où les fréquentes opérations d’extorsion de banquiers ou de manipulation monétaire.
Philippe IV parvient néanmoins à contraindre le service armé à ses vassaux, nobles (le « ban ») et non nobles (« l’arrière-ban »), et à initier le recours à l’impôt et à la lutte contre les guerres privées. Par ailleurs, comme tous les rois de France, Philippe le Bel est tenu d’assurer la justice, qui est à la fois la justification de son pouvoir et sa finalité. Aussi Philippe le Bel assoit-il sa souveraineté en matière de justice, imposant avec vigueur la primauté de l’ordre judiciaire du roi sur les cours seigneuriales et ecclésiastiques. De la même façon, il perfectionne le système des enquêtes, une mission d’inspection chargée de sanctionner les abus des officiers royaux dans tout le royaume et de défendre les droits de la couronne comme des sujets de France. Compte tenu des progrès apportés par les réformes de Philippe le Bel, notamment en matière de justice et de pacification, la masse de ses sujets accepte la montée en puissance de l’État monarchique.
La construction de l’État s’accompagne également d’un renouveau philosophique, scientifique et juridique majeur, largement inspiré de l’Antiquité gréco-romaine. Les XIIe et XIIIe siècles voient ainsi advenir une profonde renaissance intellectuelle, qui se manifeste par le développement de prestigieuses universités. C’est au sein de ces cathédrales du savoir que la couronne puise ses officiers et conseillers. Le pouvoir et la société eux-mêmes sont sans cesse questionnés, les érudits médiévaux redécouvrant le Code de Justinien et les grands penseurs de la philosophie antique. L’idée d’un État pacifié par le droit progresse dans les conceptions juridiques.
Les juristes, souvent méridionaux, connaissent alors une ascension fulgurante au sein de l’État monarchique, jusqu’à intégrer le Conseil du roi. Guillaume de Nogaret, le plus célèbre légiste de Philippe le Bel, est l’un d’eux. Se référant aussi bien au droit romain, au droit canonique, au droit féodal et au droit coutumier, Nogaret élabore de solides argumentaires juridiques, dans l’intérêt de la couronne, soit de l’utilitas publica. C’est notamment grâce à cet arsenal d’excellents juristes que Philippe le Bel affirme avec force son pouvoir temporel face à l’Église de Rome, y compris en invoquant les enseignements de l’Histoire, de l’Ancien Testament et du Nouveau.
La question de la « souveraineté » (issue du latin superioritas) apparaît au XIIe siècle, pour finalement caractériser la supériorité du roi sur les seigneurs féodaux. Les Six livres de la République de Jean Bodin théoriseront, en fait, les conceptions juridiques médiévales, elles-mêmes largement inspirées des compilations de Justinien. Les grands principes de droit romain reparaissent : l’imperium (pouvoir de commandement suprême), l’auctoritas (pouvoir de confirmer la décision d’un autre organe en dernière instance), la potestas (capacité à gouverner et administrer) et la majestas (le roi tient son pouvoir de Dieu). Ainsi défini, le souverain dispose de la « plénitude de puissance ».
C’est sur ces fondements que Philippe le Bel se proclame « empereur en son royaume » face au Saint-Empire et au pape. Il dispose à ce titre des « droits impériaux », qui sont des droits régaliens exclusifs du princeps : les regalia. Ces droits constituent les attributs de la souveraineté royale, inaliénables et imprescriptibles (monopole législatif, justice d’appel et de dernier ressort, maintien de la paix public, pouvoir de nomination, etc.), bientôt élargis sous Charles V (armée, fiscalité, monnaie, justice, etc.). La monarchie, ainsi armée juridiquement, peut légiférer avec vigueur. Philippe le Bel n’hésite d’ailleurs pas à justifier ses législations par des préambules destinés au peuple, veillant à détailler le bien-fondé de ses décisions, rendues nécessaires pour la défense du bien commun.
L’affirmation de la souveraineté du roi de France contrevient naturellement aux prétentions du Saint-Siège à régir tous les princes. La dynastie capétienne étant sacrée et sainte depuis Louis IX, la théocratie pontificale est très vite remplacée par une théocratie royale. Parce que la maison de France est intimement liée à Dieu, le roi « Très-chrétien » n’a pas de leçon à recevoir d’un vulgaire pape. Devant les nombreuses ingérences du pontife dans leurs affaires, les féodaux comme l’Église de France soutiennent massivement Philippe le Bel dans ses différends avec Boniface VIII. L’État monarchique va plus loin encore, en supplantant l’Église dans ses entreprises de purge contre l’hérésie en France, par le contrôle de l’Inquisition puis l’épuration de l’ordre du Temple. A la suite du roi Philippe, la juridiction du clergé sera allègrement détricotée en France jusqu’à la fin du Moyen Âge.
Le règne de Philippe le Bel amorce également les bases du gallicanisme, caractérisé jusqu’à la Révolution française par un viscéral antipontificalisme, avec une papauté uniquement dévouée au domaine spirituel mais encadrée par le Concile universel, une indépendance temporelle du clergé de France vis-à-vis de Rome, qui en réalité profitait au souverain. Le roi de France, en effet, sans tomber dans le schisme à l’instar de l’anglicanisme, a toujours su domestiquer l’Église de France, précisément du fait de la nature « très-chrétienne » de la dynastie capétienne.
Enfin, le règne de Philippe le Bel consacre, et pour longtemps, la croyance en un caractère supérieurement chrétien de la monarchie française. C’est de cette croyance qu’émerge en France ce sentiment de supériorité, d’invincibilité, d’exception et d’indépendance « nationale », accompagné d’une vocation messianique et impériale consistant à unir tous les peuples sous une même loi et un même prince. Un véritable idéal de suprématie française se développe ainsi sous Philippe le Bel, pour ne cesser de s’amplifier sous ses successeurs.
Le règne de Philippe le Bel « marque en somme un temps de constructions institutionnelles, intellectuelles, spirituelles, qui dessinent la personnalité d’une France supérieure et dominatrice » (p.35). La France y tient une place singulière dans le monde, du fait de la vocation universelle du roi « très-chrétien » à unifier tous les peuples au sein de la chrétienté. Ainsi, héritière d’une doctrine politique façonnée sous Philippe le Bel, « l’ancienne France ne peut se passer de se voir et de se penser plus grande que les autres nations. Celle de la Révolution, celle de Napoléon, celle de De Gaulle ne le pourront non plus » (p.148).
Guillaume de Murcie